Le Niveau de la Mer -- 12è partie
La brise du nord
poussait l’odeur familière d’eau saumâtre et de diesel vers le golfe. La marée
montante s’ondulait à la surface de l’eau, créant des diamants qui réfractaient
la lumière d’hiver. Le bleu délavé du ciel d’hiver contenait une aigrette à la
recherche de son déjeuner, une lune qui manquait un bout d’ongle pour être
pleine et quelques nuages très hauts étaient réveillés par un soleil embauchant
sa journée. Le clapotis des lames se brisant contre le quai était à peine
audible au-dessus le rugissement des moteurs puissants au fond des cales des
bateaux-remorqueurs. Presque sans exception, ils portaient tous des noms de
femmes : Lula Mae, Miss Jenny, Martha Rose, Sweet Loraine. Malgré cette
délicatesse suggérée, c’étaient des monstres flottants de plus d’une centaine
de pieds de long avec plus de dix mille chevaux. Certains frôlaient les 150
pieds et quinze mille chevaux et pouvaient remorquer l’équivalent d’un
demi-million de tonnes. La longueur et la puissance variaient selon l’usage :
déplacer des barges, arracher les ancres des barges qui construisaient les
oléoducs soumarins, ou transporter du personnel et du matériel. On pouvait
facilement identifier les propriétaires selon les couleurs. Les meilleurs
capitaines touchaient des centaines de dollars par jour pour les commander,
parfois beaucoup plus s’ils s’exilaient en Mer du Nord au service des monarques
de la Norvège et de la Grande-Bretagne.
Clovis Rabelais était
loin de cette élite. Son bateau, le Miss Edwina, était un humble transporteur
de personnel avec une coque en aluminium. Environ cinquante pieds de long, il
faisait le va et vient entre le quai et les plateformes pas trop loin au large,
souvent visibles depuis les plages de la Grand’ Île ou du Fourchon où le bayou
terminait son long voyage du Mississipi à l’Ascension jusqu’au Golfe. La
légèreté du vaisseau le permettait de traverser ces distances en peu de temps,
mais le rendait susceptible aux cahots de la houle en pleine mer. Il fallait
avoir l’estomac en béton si l’on voulait garder son déjeuner au creux de son
ventre. Ce qui était son cas.
Clovis n’aimait pas parler
de son enfance. Il a grandi dans une maison de deux pièces, sans électricité ni
eau courante. Les toilettes étaient une cabane en arrière. Lui et ses six
frères se lavaient avec l’eau qu’on puisait du bayou. Ils étaient huit à une
époque, mais sa plus jeune sœur Margaret, dite Grite, fut emportée par une
banale fièvre à l’âge de 10 ans. Son père Hippolyte, dit Polite à Gribouille,
pêchait la chevrette en été et trappait le rat musqué en hiver. Quand il
rentrait des pièges, après avoir passé plusieurs semaines à vivre dans une
hutte construite en bousillage, cannes de rivière et en latanier comme les
Sauvages leur avaient appris à bâtir dans les bayous, sa tête était recouverte
de poux. Sa mère l’envoyait directement voir son oncle Télémaque, Nonc Marko le
barbier. Il sortait sa chaise de sa shop et mettait le petit Clovis dessus.
Ensuite il le couvrait d’un grand drap blanc et versait du coal-oil dans ses
cheveux. Au fut et à mesure les poux sautaient sur le drap, Nonc Marko les
écrasait avec les ongles de ses pouces. Quand il pensait avoir suffisamment
décimé la population vermine, il prenait ses ciseaux et son rasoir et lui
donnait un coco rasé.
Souvent tout ce qu’ils
avaient à manger était des crabes qu’ils attrapaient dans le bayou devant la
maison. Ils gardaient une chèvre pour le lait et pour garder l’herbe de la cour
à une longueur raisonnable. Les poules dans le poulailler fournissaient des
œufs et de quoi faire un gombo ou une fricassée de temps en temps. Adulte,
Clovis n’a plus jamais mangé de poule car, ayant eu la responsabilité de s’en
occuper, les considérer les animaux les plus sales de la planète. « Je vas
jamais mettre queque chose d’aussi zirable dans ma bouche » disait-il.
Être le plus vieux fils de
Polite à Gribouille n’était pas chose facile non plus. Un matin ils se sont
réveillés pour voir que la chèvre avait disparu. Ils ont trouvé la moitié de la
chèvre pas loin du canal des 40 arpents. C’était probablement un ours, mais le
parrain de Clovis, Philoclès Jambon jurait que c’était la panthère noire qu’il
chassait depuis des années et que les autres croyaient être le produit de son
imagination sur-alcoolisée. Sans la chèvre, l’herbe poussait à une vitesse
vertigineuse. Son père lui avait dit d’affiler le sabre et de faucher la cours.
Le sabre était un long couteau plat avec une large lame et une manche en bois.
Au bout à l’opposé du tranchant était un petit crochet pointu pour tirer
l’herbe vers soi. On l’utiliser surtout pour récolter la canne à sucre. La
cours n’était pas grande mais Clovis n’avait pas envie de se fatiguer de faire
le travail d’une chèvre. Quand son père est revenu quelques heures plus tard,
il trouvait aussi longue qu’avant. Avec un calme froid, il attrape son fils
désobéissant par ses grandes oreilles décollées et le traîne jusqu’à l’arbre à
poule. Il l’y attache avec ses nœuds de marin pour fouetter avec sa ceinture en
cuir pendant dix bonnes minutes. La mère de Clovis, Joséphine, est sortie sur
la galerie un instant quand elle a entendu tout le potin, mais quand elle a vu
ce qui se passait, elle a baissé son regard sur le fond de son tablier usé
qu’elle attrape pour s’essuyer les mains. Elle savait qu’aucune exhortation ne
pouvait empêcher son mari de faire ce qu’il avait décidé de faire. Elle tourne
le dos et rentre.
Quand on lui parlait de
cette enfance, tout ce qu’il disait c’était, « j’étais élevé à la
dure. »