mardi 2 février 2021

La Grande Île, mon amour : Du sable, du sel, du soleil, des souvenirs. Publié dans Acadiana Profile, fév-mars 2021

LA 1 traverse la Louisiane en diagonale, depuis les confins de sa frontière avec le Texas et l’Arkansas, jusqu’à l’autre extrême, où elle se termine dans un cul-de-sac entouré d’un motel, d’un restaurant et d’un petit port accueillant des bateaux de plaisance ou de pêche, à quelques encâblures du Golfe du Mexique. Les sept derniers miles de ce grand trajet amènent le voyageur le long d’une fine raie tracée entre deux eaux, un grand banc de sable en quelque sorte. Diminuée aujourd’hui par l’érosion, sa stature était telle qu’on l’a nommée la Grande Île, station balnéaire pour les gens fortunés cherchant une brise fraîche et les fruits de mer à portée de main. Les gens de moyens plus modestes appréciaient aussi les mêmes plaisirs qu’un séjour au bord de la mer pouvait apporter. Puis, les résidents mêmes, ceux qui restaient là pendant les mois plus froids et moins ensoleillés, souvent descendants des pirates qui ont vogué avec Jean Lafitte, connus localement comme les « Bleus » à cause de leur teint soi-disant plus foncé et parlant un français rocailleux et « gras » à cause de la prononciation gutturale des « r ». Tout ce monde, et bien plus, était certainement amoureux comme moi de cette île barrière entre le golfe et la Baie Baratarie.
Les plages de la Grande Île, immortalisées par « Le Réveil » de Kate Chopin et les photos de Fonville Winans, autrefois tellement étendues qu’un petit train transportait les vacanciers jusqu’au bord de l’eau, se sont rétrécies à tel point que les lames du golfe ne sont plus qu’à quelques pieds de la route par endroits. En plus du train, on conduisait des bus et des voitures jusqu’à la plage, la « playe » comme on dit chez nous; aujourd’hui ils ont cédé la place aux voiturettes de golf roulant parallèle aux vagues. Les maisonnettes surélevées qu’on appelle des « camps » comprenaient la majorité des bâtiments. C’est dans ces structures rustiques, souvent avec un mobilier rudimentaire, que les souvenirs d’enfance indélébiles se sont forgés : des parties de cartes interminables, des châteaux de sable, la pêche aux crabes, des coups de soleil apaisés à coups de Noxzema, la crème glacée faite maison, les tasses d’eau salée avalées par accident en nageant et les coups de tuyaux d’arrosage pour se laver du sel et du sable collés à la peau. Ce mince bout de monde au bout du monde demeure un lieu sacré dans la mémoire collective. 

Malgré la menace annuelle de destruction, la construction de palais dépassant de loin tout ce que les bourgeois néo-orléanais d’autrefois auraient pu imaginer comme maison secondaire qu’on appelle aussi sans ironie des camps continuent bon train. À chaque passage d’ouragan, l’avenir de la Grande-Île devient un peu moins sure, un peu plus précaire. Quelle est cette attraction fatale qui attire les visiteurs vers cette Atlantide en sursis? La Grande-Île, comme un phénix aquatique qui renaît de ses ressacs, vit de multiples réincarnations. Mais pour combien de temps encore?

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