lundi 4 octobre 2021

Laissez les bons temps rouler : L’histoire d’une expression problématique. Acadiana Profile oct-nov 2021

 Laissez les bons temps rouler : L’histoire d’une expression problématique

Laissez-moi tranqille avec ça

J’avoue que chaque fois que je vois ou que j’entends « Laissez les bons temps rouler », je grince un peu des dents et frotte mes oreilles. C’est souvent prononcé avec un accent épouvantable et quant à son orthographe, c’est parfois d’une créativité extraordinaire. Malgré son omniprésence dans la promotion touristique de l’état, vous aurez tort de supposer qu'il s'agit d'une authentique expression en français louisianais. En dépit de ce qu’on peut croire, c’est plutôt une traduction de « Let the Good Times Roll » qui nous a donné ce qui est devenu notre devise officieuse. Je ne sais pas quand cela a été traduit pour la première fois, mais c'était probablement après la chanson de Louis Jordan du même nom en 1946. Auparavant en 1924, Tom Delaney avait aussi écrit une chanson intitulée « Let the Good Times Roll », mais elles ne sont pas pareilles. Celle-ci n’a pas eu beaucoup de succès avant 1956 quand Shirley and Lee ont enregistré la version la plus connue. Certaines sources placent la première apparition de la traduction française au Festival d’Écrevisse du Pont Breaux de 1962 où on peut lire, dans une « Déclaration d’Indépendance » satirique : « En témoignage de ceci, nous, les patriotes soussignés, promettons notre fortune et nos meilleurs esprits vivifiants et proclamons ‘Laissez les Bonnes Temps Rouler’ ». Dès le début, on peut voir qu’on n’était pas soucieux de l’orthographe française.

C’est avec les années d'après-guerre prospères et le retour triomphant des soldats louisianais francophones que l’expression a pris tout son envol. Il y a eu l’enregistrement en 1949 de « Bon Ton Roula/Bon Ton Roulet » par Clarence Garlow, originaire de Welsh en Louisiane, dans le style de jump blues que Jordan affectionnait, qui est probablement la genèse de sa popularisation en français. Une autre indication qu'il s'agissait à l'origine d'un terme anglais traduit en français peut être entendue dans une récente entrevue avec Amanda Lafleur, experte en français louisianais, sur le podcast « The Weekly Linguist ». Là, elle mentionne que Clifton Chenier disait parfois « Quittez les bons temps rouler », ce qui serait une tournure plus locale de la phrase. Par exemple, il est plus courant d'entendre « Quitte-moi te dire quelque chose » au lieu de « Laisse-moi te dire quelque chose ». En plus, Clifton et Clarence se connaissaient bien, ayant tourné ensemble au début des années 50, se présentant comme les « Deux Français Fous ». Si quelqu’un a su faire rouler les bons temps, c’était bien le Roi du Zarico. Je serais surpris si ce n'était pas l'origine de l’usage généralisé de l'expression en français. Depuis, on utilise l’expression partout, à tort et à travers, avec des variantes d'orthographe phonétique incorrectes qu'on trouve en ligne. Il serait temps qu’on décide une fois pour toutes que c’est « Laissez les bons temps rouler » si on doit insister à l’utiliser. Cela dit, je pense qu'il capte néanmoins l'essence de notre fameuse « Joie de vivre », qui est indéniablement d’origine française.