lundi 15 avril 2013


La Prairie tremblante. Publié en février-mars 2013 dans Acadiana Profile

C’est devenu un cliché tellement on le répète sans cesse. Pire qu’un cliché, c’est devenu accepté comme une réalité aussi certaine que le lever de soleil à l’est ou la chute des feuilles à l’automne. Finissez vous-même la phrase suivante : « La Louisiane perd l’équivalent d’un terrain de football toutes les ______ minutes. » Toutes les cinquante minutes? Toutes les quarante-cinq? Combien? Quelle que soit la réponse, le résultat est le même. La côte louisianaise, la base du triangle d’Acadiana,  glisse inexorablement vers le fond du Golfe du Mexique. Nous connaissons les coupables présumés : l’endiguement du Mississipi qui empêche le dépôt de boue et d’eau fraîche dans les marécages, l’infiltration de l’eau salée amenée par le réseau de canaux innombrables desservant l’industrie pétrolière, la montée lente et impitoyable du niveau de la mer, les dégâts incalculables des ravages d’un ouragan après un autre.  Nous avons entendu les histoires et vu les pertes de nos propres yeux. Des endroits qui autrefois servaient de pâturages pour les bêtes à cornes, de jardins pour des tomates, des gombos ou des piments doux ou de terrain de jeux ou de chasse pour les jeunes sont aujourd’hui sous trois pieds d’eau. On connaît les coupables, mais est-ce qu’on peut les arrêter?

Dans ma jeunesse, ma famille passait l’été à la Grand’Île. On faisait un petit jeu pour être le premier à apercevoir le pont de Leeville. Souvent on s’arrêtait pour voir de la famille qui tenait un petit magasin et visiter la tombe de mon arrière-grand-père, un immigrant allemand que son père qui était veuf a abandonné dans une famille cadienne en 1850. Le cimetière était orienté vers le bayou et non pas vers le chemin LA 1. Mon père me rappelait que pendant longtemps, il n’y avait pas de chemin et même quand il y en a eu un, c’était en très mauvais état la plupart du temps. La vie passait sur le bayou. Aujourd’hui, les morts tournent leur dos au chemin, métaphoriquement parlant, et ce sont nous, les vivants, qui tournons notre dos au bayou.  En tout cas, quand on reprenait le chemin vers le camp de mon grand-père, on empruntait forcément le pont qui traversait non seulement le Bayou Lafourche, mais aussi un canal qui relie Petit Lac à la Baie Baratarie. Au carrefour des deux voies d’eau se trouvait un autre petit cimetière qu’on voyait très clairement du haut du pont, ainsi que des centaines, des milliers d’acres de prairie tremblante, cette terre incertaine qui se déplaçait au gré des marées. Aujourd’hui, un nouveau pont est là, accompagné d’un chemin surélevé comme le pont du bassin Atchafalaya.  Au lieu de contempler la beauté de cette scène d’herbes verdoyantes doucement bercées par la brise du golfe et la digne sérénité du dernier repos des anciens, on a du mal à distinguer le bayou du canal, le canal du cimetière. On ne voit guère autre chose que de l’eau, aussi loin que la vision porte.

Peu de choses me font peur. En effet, il existe seulement deux choses qui me donnent des sueurs froides. La première est une carte de la Louisiane qui montre à quoi ressemblera la côte dans seulement cinquante ans. Des milliers de petits baies, bayous et îles auront disparus ou presque. La deuxième est un rêve récurrent, un cauchemar vraiment, que j’ai. Je descends de nouveau LA 1 comme je l’ai fait toute ma vie. J’arrive aux écluses au sud de Canal Yankee et je monte le petit pan de levée qui sépare ceux qui seront protégés de la montée des eaux, au moins pour quelques années de plus, ceux qui ne le seront pas. Au moment de redescendre la petite pente, au lieu de voir les maisons et les petits commerces de pêche, je ne vois que le chemin qui plonge dans l’eau. Le reste n’est que le Golfe du Mexique. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire? Des gens bien plus intelligents que moi essayent de trouver une solution. En attendant leur réponse, je tremble comme la prairie de ma jeunesse en pensant à tout ce qu’on perdra si on perd la côte. Il est temps qu’on arrête de tourner le dos au bayou.

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