La Prairie tremblante. Publié en février-mars 2013 dans Acadiana Profile
C’est
devenu un cliché tellement on le répète sans cesse. Pire qu’un cliché, c’est
devenu accepté comme une réalité aussi certaine que le lever de soleil à l’est
ou la chute des feuilles à l’automne. Finissez vous-même la phrase
suivante : « La Louisiane perd l’équivalent d’un terrain de football
toutes les ______ minutes. » Toutes les cinquante minutes? Toutes les
quarante-cinq? Combien? Quelle que soit la réponse, le résultat est le même. La
côte louisianaise, la base du triangle d’Acadiana, glisse inexorablement vers le fond du Golfe
du Mexique. Nous connaissons les coupables présumés : l’endiguement du
Mississipi qui empêche le dépôt de boue et d’eau fraîche dans les marécages,
l’infiltration de l’eau salée amenée par le réseau de canaux innombrables
desservant l’industrie pétrolière, la montée lente et impitoyable du niveau de
la mer, les dégâts incalculables des ravages d’un ouragan après un autre. Nous avons entendu les histoires et vu les
pertes de nos propres yeux. Des endroits qui autrefois servaient de pâturages
pour les bêtes à cornes, de jardins pour des tomates, des gombos ou des piments
doux ou de terrain de jeux ou de chasse pour les jeunes sont aujourd’hui sous
trois pieds d’eau. On connaît les coupables, mais est-ce qu’on peut les
arrêter?
Dans
ma jeunesse, ma famille passait l’été à la Grand’Île. On faisait un petit jeu
pour être le premier à apercevoir le pont de Leeville. Souvent on s’arrêtait
pour voir de la famille qui tenait un petit magasin et visiter la tombe de mon
arrière-grand-père, un immigrant allemand que son père qui était veuf a abandonné
dans une famille cadienne en 1850. Le cimetière était orienté vers le bayou et non
pas vers le chemin LA 1. Mon père me rappelait que pendant longtemps, il n’y
avait pas de chemin et même quand il y en a eu un, c’était en très mauvais état
la plupart du temps. La vie passait sur le bayou. Aujourd’hui, les morts
tournent leur dos au chemin, métaphoriquement parlant, et ce sont nous, les
vivants, qui tournons notre dos au bayou. En tout cas, quand on reprenait le chemin vers
le camp de mon grand-père, on empruntait forcément le pont qui traversait non
seulement le Bayou Lafourche, mais aussi un canal qui relie Petit Lac à la Baie
Baratarie. Au carrefour des deux voies d’eau se trouvait un autre petit
cimetière qu’on voyait très clairement du haut du pont, ainsi que des
centaines, des milliers d’acres de prairie tremblante, cette terre incertaine
qui se déplaçait au gré des marées. Aujourd’hui, un nouveau pont est là,
accompagné d’un chemin surélevé comme le pont du bassin Atchafalaya. Au lieu de contempler la beauté de cette scène
d’herbes verdoyantes doucement bercées par la brise du golfe et la digne
sérénité du dernier repos des anciens, on a du mal à distinguer le bayou du
canal, le canal du cimetière. On ne voit guère autre chose que de l’eau, aussi
loin que la vision porte.
Peu
de choses me font peur. En effet, il existe seulement deux choses qui me
donnent des sueurs froides. La première est une carte de la Louisiane qui
montre à quoi ressemblera la côte dans seulement cinquante ans. Des milliers de
petits baies, bayous et îles auront disparus ou presque. La deuxième est un
rêve récurrent, un cauchemar vraiment, que j’ai. Je descends de nouveau LA 1
comme je l’ai fait toute ma vie. J’arrive aux écluses au sud de Canal Yankee et
je monte le petit pan de levée qui sépare ceux qui seront protégés de la montée
des eaux, au moins pour quelques années de plus, ceux qui ne le seront pas. Au
moment de redescendre la petite pente, au lieu de voir les maisons et les
petits commerces de pêche, je ne vois que le chemin qui plonge dans l’eau. Le
reste n’est que le Golfe du Mexique. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire? Des
gens bien plus intelligents que moi essayent de trouver une solution. En
attendant leur réponse, je tremble comme la prairie de ma jeunesse en pensant à
tout ce qu’on perdra si on perd la côte. Il est temps qu’on arrête de tourner
le dos au bayou.
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