lundi 15 avril 2013


Le réseau social original. Publié en octobre-novembre 2012 dans Acadiana Profile.

Bien avant Facebook, bien avant Internet, bien avant même que le téléphone et l’électricité, sans parler de la télévision, ne soient la norme en Louisiane du sud, il y avait un réseau social si étendu, si puissant et si omniscient que souvent un jeune homme pouvait se faire fiancer avant qu’il ne le sache lui-même. Après une semaine de travail à se casser le dos, que ce soit dans les clos de riz ou de cannes à sucre, dans les ménages d’une douzaine d’enfants, ou dans l’industrie pétrolière émergente  les habitants d’Acadiana n’aimaient rien de mieux que de se rassembler dans les innombrables salles de danses qui constellaient le paysage cadien d’autrefois. Ce n’était pas seulement des musiciens locaux qui y jouaient du « chanky-chank ». Harry James et son orchestre par exemple se sont produits au Silver Slipper à Eunice.  Parmi ces établissements de réputation variable, on se remémore le French Casino ou le Holiday Club à Mamou, Slim’s Y-Ki-Ki ou le Moonlight Inn aux Opélousas, le Evangeline Club, le Rendezvous Club ou Snook’s à la Ville Platte et au risque de fâcher plusieurs personnes, j’arrêterais là. Quand même, étant du bas du Bayou Lafourche, je dois mentionner le Stagecoach Lounge à Galliane où je m’attardait de temps en temps pour écouter les douces mélodies de Vin Bruce, Leroy Martin et Doc Guidry avant de me pointer au Safari Club pour me rendre sourd avant l’âge avec du bon vieux rock’n’roll à la veille de l’ère de MTV.

Pendant des générations et entre les générations, la vie sociale tournait autour de ces clubs dont la seule mention du nom transporte les gens à une époque où les hommes portaient chapeau, cravate et manches longues dans les chaleurs moites de l’été et la vertu d’une jeune fille était surveillée de près par les doyennes. C’était aussi des endroits où de jeunes couples pouvaient endormir leurs petits sur des matelas réservés pour eux, d’où le sobriquet « fais dodo » pour ces danses. Les règles de conduites, sans être écrites, étaient connues de tous et observés strictement. Si, par exemple, une jeune femme refusait une demande de danse à un jeune cavalier, elle devait attendre la prochaine chanson avant de pouvoir valser avec un autre homme. Certains étaient réputés pour les batailles aussi régulières que légendaires, comme le bien nommé « Bloody Bucket » au Lac Charles. Comme on peut lire dans Cajun Country d’Ancelet, Edwards et Pitre à la page 105, « Les bals se passaient rarement sans incident, parce qu’amener du tracas était une forme traditionnelle d’amusement pour certains ». On parle même des endroits où l’on était obligé de planter son couteau dans un poteau avant de pouvoir s’accouder au bar. On dit aussi qu’on en profitait pour accrocher son chapeau pour être sûr que personne d’autre ne le prenait. Une grande source du tracas était l’arrivé des « étrangers », c'est-à-dire les habitants du village à côté. On aimait ses propres réseaux et on savait qui y appartenait et qui ferait mieux d’aller voir ailleurs. Dans le monde virtuel d’aujourd’hui, au lieu de se faire traiter de « malfaicteur » et se voir bannir de telle ou telle salle de danse, on se fait qualifier de « troll » et, de ce fait, chasser des salles de tchat.

Maintenant qu’on peut savoir avec certitude le temps qu’il fait à Bangkok, le statut de la relation de ses vedettes de cinéma préférées ou le prix du boisseau de maïs à la bourse de Chicago en temps réel avec quelques touches sur son iPhone, on peut ressentir une certaine nostalgie, croire qu’on manque quelque chose. Je ne veux pas me poser en luddite ou rousseauiste contre les avancées de la technologie. Au contraire, dans le monde d’aujourd’hui, ce sont sans doute des informations cruciales et des moyens de communications essentiels. Néanmoins, hier comme encore aujourd’hui, les connaissances les plus importantes, le temps qu’il fait dans la paroisse d’à côté, les affaires de cœur du voisinage ou les nouveaux commerces de la communauté, sont d’autant plus importants et plus agréablement appris en se rassemblant avec ses amis autour d’une bière fraîche et d’une piste de danse.

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