Le réseau
social original. Publié en octobre-novembre 2012 dans Acadiana Profile.
Bien
avant Facebook, bien avant Internet, bien avant même que le téléphone et
l’électricité, sans parler de la télévision, ne soient la norme en Louisiane du
sud, il y avait un réseau social si étendu, si puissant et si omniscient que
souvent un jeune homme pouvait se faire fiancer avant qu’il ne le sache lui-même.
Après une semaine de travail à se casser le dos, que ce soit dans les clos de
riz ou de cannes à sucre, dans les ménages d’une douzaine d’enfants, ou dans l’industrie
pétrolière émergente les habitants d’Acadiana n’aimaient rien de mieux que de
se rassembler dans les innombrables salles de danses qui constellaient le
paysage cadien d’autrefois. Ce n’était pas seulement des musiciens locaux qui y
jouaient du « chanky-chank ». Harry James et son orchestre par
exemple se sont produits au Silver Slipper
à Eunice. Parmi ces établissements
de réputation variable, on se remémore le French
Casino ou le Holiday Club à
Mamou, Slim’s Y-Ki-Ki ou le Moonlight Inn aux Opélousas, le Evangeline Club, le Rendezvous Club ou Snook’s à
la Ville Platte et au risque de fâcher plusieurs personnes, j’arrêterais là. Quand
même, étant du bas du Bayou Lafourche, je dois mentionner le Stagecoach Lounge à Galliane où je m’attardait
de temps en temps pour écouter les douces mélodies de Vin Bruce, Leroy Martin
et Doc Guidry avant de me pointer au Safari
Club pour me rendre sourd avant l’âge avec du bon vieux rock’n’roll à la
veille de l’ère de MTV.
Pendant
des générations et entre les générations, la vie sociale tournait autour de ces
clubs dont la seule mention du nom transporte les gens à une époque où les
hommes portaient chapeau, cravate et manches longues dans les chaleurs moites
de l’été et la vertu d’une jeune fille était surveillée de près par les
doyennes. C’était aussi des endroits où de jeunes couples pouvaient endormir
leurs petits sur des matelas réservés pour eux, d’où le sobriquet « fais
dodo » pour ces danses. Les règles de conduites, sans être écrites,
étaient connues de tous et observés strictement. Si, par exemple, une jeune
femme refusait une demande de danse à un jeune cavalier, elle devait attendre
la prochaine chanson avant de pouvoir valser avec un autre homme. Certains
étaient réputés pour les batailles aussi régulières que légendaires, comme le bien
nommé « Bloody Bucket » au Lac Charles. Comme on peut lire dans Cajun Country d’Ancelet, Edwards et
Pitre à la page 105, « Les bals se passaient rarement sans incident, parce
qu’amener du tracas était une forme traditionnelle d’amusement pour
certains ». On parle même des endroits où l’on était obligé de planter son
couteau dans un poteau avant de pouvoir s’accouder au bar. On dit aussi qu’on
en profitait pour accrocher son chapeau pour être sûr que personne d’autre ne
le prenait. Une grande source du tracas était l’arrivé des
« étrangers », c'est-à-dire les habitants du village à côté. On
aimait ses propres réseaux et on savait qui y appartenait et qui ferait mieux
d’aller voir ailleurs. Dans le monde virtuel d’aujourd’hui, au lieu de se faire
traiter de « malfaicteur » et se voir bannir de telle ou telle salle
de danse, on se fait qualifier de « troll » et, de ce fait, chasser
des salles de tchat.
Maintenant
qu’on peut savoir avec certitude le temps qu’il fait à Bangkok, le statut de la
relation de ses vedettes de cinéma préférées ou le prix du boisseau de maïs à
la bourse de Chicago en temps réel avec quelques touches sur son iPhone, on
peut ressentir une certaine nostalgie, croire qu’on manque quelque chose. Je ne
veux pas me poser en luddite ou rousseauiste contre les avancées de la
technologie. Au contraire, dans le monde d’aujourd’hui, ce sont sans doute des
informations cruciales et des moyens de communications essentiels. Néanmoins,
hier comme encore aujourd’hui, les connaissances les plus importantes, le temps
qu’il fait dans la paroisse d’à côté, les affaires de cœur du voisinage ou les
nouveaux commerces de la communauté, sont d’autant plus importants et plus
agréablement appris en se rassemblant avec ses amis autour d’une bière fraîche
et d’une piste de danse.
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