dimanche 14 avril 2013


Les chasseurs de cocodries et les trois « G ». Publié en juin-juillet 2011 dans Acadiana Profile.
On doit se rendre à l’évidence. Après de nombreuses années d’effort pour casser le stéréotype que tous les Louisianais du sud habitent dans le bassin de l’Atchafalaya, qu’on ne se déplace qu’en bateau et qu’après une rude journée de travail, on n’aime rien de mieux que de « laisser les bons temps rouler », l’énorme succès de l’émission « Swamp People » sur la chaîne History, nous montre que malgré tout, cela fait partie intégrante de notre culture. « Chasser le naturel et il revient au galop » écrivait le dramaturge français Destouches au 18è siècle.
Suivre les aventures de Troy Landry, son fils et leurs collègues quand ils essaient de remplir leur quota d’alligator, ou de cocodrie comme on dit chez nous, même s’ils ne sont pas crocodiles mais bel et bien des alligators (Alligator mississippiensis), dans la beauté resplendissante du plus grand bassin versant des États-Unis me fait penser à ce que j’appelle les trois « G » qui forment notre identité culturelle : la Généalogie, la Géographie et la Grammaire.
D’abord, la généalogie, c'est-à-dire, la famille. Risquer sa vie face à des bêtes préhistoriques, de 10 à 13 pieds de long, pesant jusqu’à plus de 700 livres avec guère plus qu’une pirogue, de la ficelle et un tireur d’élite nécessite une confiance et une familiarité que seulement les liens de parenté peuvent établir. Dans chaque épisode, on remarque l’importance de la famille pour tous ces chasseurs, qu’ils soient Cadiens ou pas. Une fausse manœuvre et on ne se retrouve plus au sommet de la chaîne alimentaire. Le refrain bien connu chez nous, « Qui est ton père », question obligatoire lorsqu’on fait une nouvelle connaissance, affirme l’importance de situer quelqu’un par rapport à sa famille. D’ailleurs, il n’est pas rare que cette question déclenche une conversation qui dure des heures et qui traverse des siècles. Il est d’une fréquence inquiétante qu’au bout de quelques générations on trouve des liens de parenté entre des parfaits inconnus.
Ensuite, la géographie, c’est à dire l’environnement. La notion de terroir, courant en France, difficilement traduisible ailleurs, est au cœur de notre identité en Louisiane. Tout comme on ne peut faire le champagne qu’avec des raisins qui viennent qu’un territoire juridiquement délimité, j’ai du mal à imaginer que quelqu’un qui n’est pas originaire des bayous puisse faire ce que ces chasseurs de cocodrie font. J’irais jusqu’à dire que Troy, Junior, Clint et les autres appartiennent à la terre et non pas le contraire malgré leurs titres de propriété. De la même manière, les gens nés et élevés en Louisiane d’habitude ont beaucoup de mal à vivre ailleurs. Souvent ce n’est qu’à grand renfort de produits alimentaires « importés » qu’un expatrié peut trouver son exile supportable.
Enfin, la grammaire, c’est à dire le langage. Il y a quelques années, la législature louisianaise a essayé justement d’établir l’appellation contrôlée, « Cadien ». Comme on peut imaginer, ils ont eu beaucoup de mal à définir les frontières entre ce qui est Cadien et ce qui ne l’est pas. Les liens de famille sont importants, mais quelle famille? Acadienne, Française, Allemande, Espagnole? Comment dire si quelqu’un est Cadien? Il n’y pas d’examen d’ADN. Lorsqu’on a posé la question à un des législateurs qui ont proposé ce projet de loi, sa réponse facétieuse révélait une grande part de vérité, « Mais, ‘coute-moi parler! ». En effet, avant même de voir sa fidélité à sa famille et d’apprécier l’amour qu’il a pour son bassin, on n’a qu’à écouter Troy Landry parler pour savoir qu’il est Cadien. D’ailleurs son cri de guerre, « Choot ‘em! Choot ‘em » est devenu célèbre à travers le pays. Que ce soit le français, l’anglais ou une combinaison des deux, nous avons une façon spéciale de réinventer la langue.
Malgré les craintes que beaucoup de Louisianais ont exprimées lorsqu’on a annoncé une émission sur la vie des chasseurs de cocodrie, qui étaient certainement augmentées par l’image qu’un jeune homme édenté prononçant le « C-word » (pour tchul de chaoui) dans les toutes premières minutes, beaucoup de mes compatriotes, et moi-même, nous nous sommes fait à l’idée qu’on peut chasser le naturel comme le cocodrie mais notre vraie nature revient. 

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