Le Niveau de la Mer
À l’entrée de l’allée des chênes barbus, en retrait
sur la gauche, un néon bleuâtre proclamait que la meilleure bière au monde
était brassée avec l’eau du bayou. Naviguant sur la mousse de la Voie Lactée,
une Cadillac autrefois jaune écume la nuit et ignore les faibles excuses sur le
pitoyable état de la route, « Drive Carefully Substandard Highway ».
Elle vogue comme un bateau à la dérive dans une mer
vengeresse. Les langues de feu descendent sans discrétion, frappant le
conducteur de plein fouet à travers le toit amovible. Bientôt, il commence à
parler une langue dont seul Dieu le Père décèle la douceur.
Sa route est longue et lassante mais il continue à
rouler sur des vapeurs d’essence : son réservoir est quasiment vide, la
jauge n’a jamais marché. Son cœur imite les battements de sa langue contre son
palais somptueux, délectant l’amertume de sa chanson de réglisse.
Le rétroviseur lui renvoie le trou béant de la nuit
qui le rattrape au même rythme de sa fuite. La radio a capté une station
hispanique évangélique. Il écoute la musique. L’accordéon lui rappelle quelque
chose, les voix stridentes lui rappellent quelqu’un.
Ensuite la radio envoie sur onde une discussion moitié
en espagnol moitié en anglais avec traduction. L’hispanique prétend que puisque
Jésus n’a eu que douze apôtres, un prédicateur ne pouvait pas avoir plus de
douze disciples. Chacun de ses disciples ne pouvait pas avoir plus de douze
adeptes et ainsi de suite. Le prêcheur américain, du sud profond à en juger par
son accent, en ne voulant pas réduire la taille de son audience le dimanche
matin, et donc les recettes de la quête certainement, balayait ces arguments en
disant que le sacrifice de la Croix emportait sur tout. Plus grand le nombre de
convertis qu’un prêcheur peut obtenir, plus grand sera sa récompense au Royaume
de Dieu.
Le conducteur regarde par-dessus son épaule
droite : l’enfant dort. Son regard revient sur le tableau de bord, attiré
par la voix de la statue de Marie collée dessus. Elle était tout de bleu vêtue,
les paumes des mains pressées plates au-dessous la poitrine, debout sur un
demi-globe céleste ses pieds nus écrasant un serpent. Elle dit avec son accent
du Moyen Orient, « Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre comme
bêtises! ». Elle gronde ensuite le conducteur d’avoir quitté le chemin des
yeux, ne serait-ce qu’une ou deux secondes pour vérifier son trésor terrestre
endormi sur la banquette arrière. Elle lui dit de s’occuper de ce que la route
lui offre devant, le reste n’ayant pas beaucoup d’importance pour l’instant.
Même son Fils ne peut pas changer le passé, modifier ce qu’on a laissé derrière
pour toujours.
Les yeux devant, mais l’esprit retourne toujours en
arrière.
Elle lui demande de fermer ce poste qui lui casse les
oreilles. Le bruit pour le bruit, parler pour ne rien dire est néfaste pour la
tranquillité de l’âme, dit-elle. Mais s’il y a une chose que le conducteur
abhorre plus que le chaos, c’est le silence assourdissant et brutal. Comme le
silence qu’il a connu lors du passage de l’œil de l’ouragan Betsy en 1965. Ce
silence était pire que le vent qui s’époumone, pire que la pluie qui déluge,
pire que le débris qui s’épaille, il y a le silence, le calme mort de l’œil. Ce
halo bleu qui permet à Dieu d’y voir clair, de faire les comptes, de
reconnaître les Siens, de reprendre souffle et de recommencer dans l’autre
sens.
Il sait ce que peut faire cette haleine du
Diable : accrocher des femmes par les cheveux aux branches d’arbre;
arracher des bébés des puissants bras des pêcheurs; ou laisser tranquille une
vieille bâtisse en bois pourri à côté d’un tas de drigaille qui était une
maison de millionnaire. Dire que des gens voulaient faire la fête au lieu de
prendre leurs jambes à leur cou. Ça n’a pas d’allure.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire