mercredi 24 avril 2013

Voici le début d'un roman que j'ai commencé que j'appelle pour l'instant...


Le Niveau de la Mer
À l’entrée de l’allée des chênes barbus, en retrait sur la gauche, un néon bleuâtre proclamait que la meilleure bière au monde était brassée avec l’eau du bayou. Naviguant sur la mousse de la Voie Lactée, une Cadillac autrefois jaune écume la nuit et ignore les faibles excuses sur le pitoyable état de la route, « Drive Carefully Substandard Highway ».
Elle vogue comme un bateau à la dérive dans une mer vengeresse. Les langues de feu descendent sans discrétion, frappant le conducteur de plein fouet à travers le toit amovible. Bientôt, il commence à parler une langue dont seul Dieu le Père décèle la douceur.
Sa route est longue et lassante mais il continue à rouler sur des vapeurs d’essence : son réservoir est quasiment vide, la jauge n’a jamais marché. Son cœur imite les battements de sa langue contre son palais somptueux, délectant l’amertume de sa chanson de réglisse.
Le rétroviseur lui renvoie le trou béant de la nuit qui le rattrape au même rythme de sa fuite. La radio a capté une station hispanique évangélique. Il écoute la musique. L’accordéon lui rappelle quelque chose, les voix stridentes lui rappellent quelqu’un.
Ensuite la radio envoie sur onde une discussion moitié en espagnol moitié en anglais avec traduction. L’hispanique prétend que puisque Jésus n’a eu que douze apôtres, un prédicateur ne pouvait pas avoir plus de douze disciples. Chacun de ses disciples ne pouvait pas avoir plus de douze adeptes et ainsi de suite. Le prêcheur américain, du sud profond à en juger par son accent, en ne voulant pas réduire la taille de son audience le dimanche matin, et donc les recettes de la quête certainement, balayait ces arguments en disant que le sacrifice de la Croix emportait sur tout. Plus grand le nombre de convertis qu’un prêcheur peut obtenir, plus grand sera sa récompense au Royaume de Dieu.
Le conducteur regarde par-dessus son épaule droite : l’enfant dort. Son regard revient sur le tableau de bord, attiré par la voix de la statue de Marie collée dessus. Elle était tout de bleu vêtue, les paumes des mains pressées plates au-dessous la poitrine, debout sur un demi-globe céleste ses pieds nus écrasant un serpent. Elle dit avec son accent du Moyen Orient, « Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre comme bêtises! ». Elle gronde ensuite le conducteur d’avoir quitté le chemin des yeux, ne serait-ce qu’une ou deux secondes pour vérifier son trésor terrestre endormi sur la banquette arrière. Elle lui dit de s’occuper de ce que la route lui offre devant, le reste n’ayant pas beaucoup d’importance pour l’instant. Même son Fils ne peut pas changer le passé, modifier ce qu’on a laissé derrière pour toujours.
Les yeux devant, mais l’esprit retourne toujours en arrière.
Elle lui demande de fermer ce poste qui lui casse les oreilles. Le bruit pour le bruit, parler pour ne rien dire est néfaste pour la tranquillité de l’âme, dit-elle. Mais s’il y a une chose que le conducteur abhorre plus que le chaos, c’est le silence assourdissant et brutal. Comme le silence qu’il a connu lors du passage de l’œil de l’ouragan Betsy en 1965. Ce silence était pire que le vent qui s’époumone, pire que la pluie qui déluge, pire que le débris qui s’épaille, il y a le silence, le calme mort de l’œil. Ce halo bleu qui permet à Dieu d’y voir clair, de faire les comptes, de reconnaître les Siens, de reprendre souffle et de recommencer dans l’autre sens.
Il sait ce que peut faire cette haleine du Diable : accrocher des femmes par les cheveux aux branches d’arbre; arracher des bébés des puissants bras des pêcheurs; ou laisser tranquille une vieille bâtisse en bois pourri à côté d’un tas de drigaille qui était une maison de millionnaire. Dire que des gens voulaient faire la fête au lieu de prendre leurs jambes à leur cou. Ça n’a pas d’allure.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire