lundi 15 avril 2013


Perdu dans la traduction. Publié en févier-mars 2012 dans Acadiana Profile.

Une langue dirige l’esprit dans une certaine direction plutôt que dans une autre. En tant que parleur d’une langue particulière, on est plus apte à concevoir le monde sur un plan métaphorique et allégorique différent de celui d’un parleur d’une autre langue. Une langue, n’importe laquelle, est le dépôt de la mémoire collective des gens qui la parlent. Par exemple, si quelqu’un est un traître, en Amérique, on dit que c’est un « Benedict Arnold », n’est-ce pas? Mais pour un Anglais, il pourrait-être considéré comme un héros. Un Français n’aurait aucune idée ce que ça voudrait dire, à moins qu’il ait une bonne connaissance de l’histoire de la Révolution américaine. Alors, pour la traduction en français international, on doit soit utiliser le mot « traître », sans faire référence à l’histoire américaine, soit dire « Judas », un traître bien connu dans la tradition judéo-chrétienne. Ces deux solutions sont néanmoins insuffisantes. La première est trop générale, la deuxième nous amène dans un réseau de signification qui dépasse largement le personnage original. Et ne parlons pas des idiomatismes. Un Français vous regarderait les yeux exorbités si vous lui disiez « Il pleut des chats et des chiens » avant de les lever vers le ciel pour guetter la chute de nous animaux domestiques préférés. Ce serait sans doute comme le visage qu’a fait mon voisin un jour il y a des années quand mon fils lui a dit en anglais « J’ai un bouton sur le nez » ne sachant pas que bouton n’avait pas le sens en anglais d’une éruption de l’épiderme.

Il en est de même avec la transition entre l’anglais et le français, un voyage que le bilingue louisianais fait tout les jours. Pour la majorité, on n’est pas capable d’aller jusqu’au bout en tant que monolingue. On reconnaît pourtant qu’il existe ce monde de l’autre côté de la langue qui contient des objets, des concepts et des images qu’on n’aperçoit qu’en filigrane. C’est pourquoi on a fait venir, importer si vous voulez, certains mots et expressions dont la traduction est difficile, problématique ou même carrément impossible. C’est un voyage à double sens, le français ayant emprunté de l’anglais des mots comme weekend, budget ou challenge pour introduire ou réintroduire des réalités et concepts nouveaux ou oubliés. L’idée d’avoir le samedi et le dimanche de repos a pris de l’ampleur quand Henry Ford a commencé à fermer ses usines ces jours-là. Souvent les Français ignorent que ces deux derniers, et bien d’autres grâce à l’arrivée en Angleterre de Guillaume le Conquérant en 1066, sont au fait d’origine française. Budget vient de bougette, un petit sacoche en cuir qui contenait de l’argent. Challenge vient de chalonge, une insulte qu’on lançait autrefois à un adversaire potentiel. Malgré l’usage fréquent en anglais des mots comme rendez-vous, blasé ou avant-garde, personne ne semble s’inquiétait d’une nouvelle invasion normande. Au contraire, c’est très chic! Chez nous, le passage entre les deux langues est une véritable translation, c'est-à-dire l’acte de transférer. Malheureusement, comme vous le savez si vous êtes un voyageur expérimenté, dans le transfer, comme dans les voyages, on a tendance de perdre ses valises.

Dans le sud de la Louisiane, certaines réalités ne peuvent être reflétées que par des mots qui viennent du français louisianais tels couillon, lagniappe ou traînasse et des expressions comme « Mais là », « Ça quand même » ou « Jamais de la vie ». « Idiot », « imbécile », ou « stupide », bien que proches, ne captent pas la touche de fantaisie burlesque qui échappe à d’autres mots que couillon. Quelle que soit sa véritable origine, certains disent qu’il vient de l’espagnol par le biais d’une langue indienne le quechua, lagniappe exprime de façon succincte et précise l’expression « treize à la douzaine ». Et comment appeler le sentier d’eau qui laisse passer des pirogues et d’autres petits bateaux entre les bayous et à travers les marais sinon traînasse? Je ne peux même pas penser à un équivalent approximatif, pas plus qu’un autre mot pour bayou que bayou. Tous ces mots sont la représentation exacte d’une réalité bien de chez nous. Et comment exprimer son étonnement ou sa stupeur autrement qu’en criant « Mais là »? Et comment manifester son émotion devant la beauté d’un nouveau-né autrement qu’en s’exclamant « Cher bébé »? Impossible, je vous dis, impossible.

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