mardi 4 février 2014

Tout quelque chose dans le cochon est bon. Publié dans Acadiana Profile, fév.-mars 2014

Quand la température commence à baisser, les moustiques se font plus rares et la menace des ouragans diminue jusqu’au mois de juin, l’air sec poussé par le vent du nord remplit nos poumons et s’éclaircit nos esprits pour qu’on puisse se réjouir enfin des activités en plein air : les festivals, le football avec les fêtes autour du stade et la chasse aux canards et aux chevreuils. Certains appellent cela le temps du gombo, même si je n’avais jamais entendu cette expression avant d’arriver à Lafayette. Dans ma famille sur la Bayou Lafourche, on mangeait du gombo au moins une fois par semaine toute l’année. Néanmoins, chaque saison a ses rites et ses coutumes dictés par ce que la Nature nous offre ou nous permet de faire. Dans le rude climat de la Louisiane avant l’avènement de la climatisation et de la réfrigération, si on voulait survivre, il fallait suivre à la lettre les ordres que le rythme de la vie donnait. Les commodités de la modernité altéraient cette cadence et on mangeait n’importe quoi n’importe quand. De nos jours, avec le mouvement du « manger local », les gens, surtout la jeunesse, cherchent à raccourcir la distance entre la production, la préparation et la consommation de leurs repas et manger au diapason des saisons. Un bon exemple est la résurgence d’une pratique ancestrale.

Pendant ces mois les plus frais, après la récolte et avant la semence, on tue le cochon dans un événement à la fois simple et complexe qu’on appelle la boucherie. Traditionnellement, une boucherie se fait dans l’esprit du coup de main, cette rencontre communale où les voisins et la famille s’entraidaient pour accomplir diverses tâches qu’on ne pouvait pas faire tout seul comme la construction d’un magasin ou la ramasserie de la récolte. Autrefois, la viande était partagée entre les familles assurant une réserve suffisante pour passer l’hiver. Tout le monde partage le travail, depuis la sélection du verrat ou de la truie jusqu’au dernier graton. Un tel élève les cochons, un autre amène les couteaux sur-aiguisés et les chaudières noires, une telle cueille le sang pour le boudin noir, tandis que quelqu’un d’autre découpe la « sainte trinité » de céleri, de poivron et d’oignon pour mélanger avec le roux de la fricassée de reintier. La confection de la saucisse fumée, le tasso, l’andouille et le fromage de tête est confiée à des spécialistes du genre. Le froid mordant des matins d’hiver glace les os des participants, nécessitant un peu d’antigel sous forme de petits filets de bourbon et de whiskey. Les uns et les autres crient les instructions ou les insultes pour attiner à travers la vapeur émanant de leur bouche. Tout le monde se laisse emporter par la vague de bonheur de se retrouver et d’œuvrer vers un but commun. Malgré l’ambiance festive et bruyante, un voile solennel et silencieux recouvre les opérations au moment de donner le coup de grâce à l’invité d’honneur. Souvent quelqu’un est même désigné à caresser et calmer le porcin pour qu’il soit tranquille jusqu’à la dernière seconde de sa vie. C’est une forme de respect et de remerciement qui donne toute une dimension spirituelle à un acte qui ne serait autrement qu’un carnage comme son nom l’indique.


Mary Pettibone Poole a écrit, « La culture, c’est ce que le boucher aurait s’il était chirurgien ». De toute évidence, elle n’a jamais vu un grand maître comme Toby Rodriquez opérer le dépeçage d’une carcasse de cochon. Il faut voir avec quelle précaution et quel savoir-faire il cherche l’endroit précis en dessous le sternum pour amorcer la première incision. Il faut apprécier les lignes droites et justes qu’il dessine avec la lame. Au fur et à mesure qu’il enlève les différentes parties, il annonce haut et fort le nom de la coupe et quel plat elle va devenir. Les membres de son équipe disparaissent avec les morceaux vers les tables de préparation selon leur désignation, sans rien gaspiller. Il faut une grande connaissance de l’anatomie et de la cuisine, ainsi que la compassion, la générosité et un sens de communauté, pour mener cette entreprise à bien. On peut appeler cela une grande culture, et c’est la nôtre.