mardi 26 février 2019

La caouanne de Rabelais


François Rabelais était un auteur français du XVIe siècle. Il est connu pour une série cinq livres dont les personnages principaux s’appellent Gargantua, Pantagruel et Panurge. À travers leurs multiples aventures, Rabelais a donné de nombreux mots et expressions à la langue française comme « fais ce que tu voudras », la devise de l’Abbaye de Thélème, « les moutons de Panurge », pour désigner des gens qui suivent aveuglement au détriment de leurs propres intérêts et, sans doute sa plus célèbre, « le rire est le propre de l’homme ». L’adjectif « gargantuesque » est synonyme de gigantesque. L’adjectif « rabelaisien » dénote l’excès et l’exubérance au-delà des normes linguistiques, sexuelles ou épicuriennes. Si l’on ne lit presque plus ses livres – et c’est dommage car ils sont merveilleux dans tous les sens du terme – sa réputation comme créateur de personnages plus grands que la vie demeure intacte. Le critique littéraire Mikhaïl Bakhtine dans son œuvre sur Rabelais utilise le mot « carnavalesque » pour décrire les manifestations folkloriques de la culture populaire au Moyen-Âge qui renversait la hiérarchie dominante mises en scène dans ses livres. Afin de se libérer du carcan sévère que la monarchie et l’ecclésiastique leur imposaient, les gens donnaient libre cours à leurs désirs les plus débridés pendant la période de l’année précédant immédiatement le Carême. Il s’agit bien sûr des fêtes de Mardi Gras, connues aussi comme le Carnaval, quand un renversement des rapports de forces entre le sacré et le profane, entre les riches et les pauvres, entre les nobles et les paysans courent les rues, permettant à toutes les pressions sociales de s’échapper, soulageant le peuple et les permettant de se préparer pour les jours de pénitence du Carême.
Une caouanne des mers chaudes

En Louisiane, nous sommes les héritiers de cet héritage rabelaisien à plusieurs égards. Nous aimons la bouffe au-delà du raisonnable. Le français que nous parlons prédate la création de l’Académie française, avant que les normes grammaticales soient imposées par l’idée du « bon français ». L’exubérance de la parole sans entrave est caractéristique de notre parler. Nos blagues les plus célèbres de Boudreaux et Thibodeaux tournent autour du petit malin qui par son intelligence déjoue les gens plus grands et plus puissants qui essayent de profiter de lui. Certains mots faisant partie de notre quotidien, considérés archaïques en France comme « asteur », ont été écrits pour la première fois sur les pages signées Rabelais. Le Mardi Gras est probablement l’événement le plus central à notre identité culturelle. Sur le plan des mœurs, nous ne sommes pas exactement ce qu’on peut appeler puritains. Non, nous sommes les héritiers de cette tradition rabelaisienne qui croque la vie à pleine dent, qui fait des remarques souvent « déplacées » sans retenue mais toujours dans un esprit égalitaire de solidarité communautaire. On n’aime pas les gens qui « se croient », mais on ne laisse personne tomber trop bas non plus.


Un nouveau krewe de Mardi Gras qui rejoint cet esprit populaire, le Krewe de Canailles, a marché dans les rues de Lafayette pour la deuxième fois vendredi soir passé. Ingénieux mélange des courses de Mardi Gras qu’on peut trouver dans les savanes louisianaises et les défilés de flottes, fanfares et danseurs qu’on peut trouver dans les centres urbains, la parade sans barricades renouvelle la tradition de fête populaire dans le sens que l’interaction entre la foule et la parade est totale jusqu’à l’effacement partiel de la différence entre le spectacle et le spectateur. Elle est composée de plusieurs sous-krewe comme le Krewe des Noix, le Krewe de Passe-Partout et le Krewe Fou Que Tchu. Dans le vrai esprit du carnavalesque, ils se moquent des « grands » de ce bas monde, comme un des sous-krewes qui a rendu « hommage » à une personnalité bien connue avec une bonne dose de taquinerie à peu cachée l’année dernière.

Ce qui nous amène au Krewe de Cowan, composé entièrement de femmes. L’année dernière, elles ont marché sans problème. J’ai ri à me fendre les côtes quand j’ai vu le nom qu’elles ont pris d’un mot bien connu dans le vernaculaire louisianais, même en anglais. Des mots comme roseau, chaoui, mais là, ça quand même, et bien d’autres font partie des expressions que tout le monde qui a grandi en Louisiane du sud, même parmi celles et ceux qui parlent très peu ou pas le français. Notre tendance à la ribauderie, notre côté canaille et notre joie de vivre étaient mis en évidence avec ce choix de Cowan, épelé de façon approximative selon l’orthographie anglaise comme on fait souvent pour rendre des mots français faisant partie de notre vernaculaire local en anglais, i.e. sha-we pour chaoui. La caouanne, comme on l’écrit en français, est une tortue de mer. Elle a plusieurs sens en Louisiane. Chez moi sur le Bayou Lafourche, elle en a deux : une tortue de mer et le casque colonial, ce chapeau en forme de carapace. À l’ouest de l’Atchafalaya, elle en a deux aussi : la première est aussi une tortue, mais aux alentours de Lafayette, ce mot désigne ce que je peux appeler pudiquement mais correctement une vulve. Beaucoup de gens ont compris cette blague qui est dans la droite lignée du carnavalesque depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours.

Imaginez ma grande surprise cette année quand j’ai vu la bannière de ce Krewe de Cowan avec une bande noire épinglée sur ce mot qui a fait tant rire les gens qui ont saisi la plaisanterie. Imaginez mon encore plus grande surprise quand on m’a expliqué le pourquoi de cet acte de censure qui allait tout à fait à contre-sens de l’esprit de Mardi Gras. Il paraît qu’un ou une fonctionnaire de la ville a trouvé ce nom obscène et vulgaire. Il ou elle ne pouvait pas permettre à ce que ce mot grossier défile dans les rues de Lafayette devant les yeux innocents de jeunes enfants qui risquaient de se faire corrompre pour le reste de leurs vies. Pourtant, le Krewe de Noix, qui ne cachait pas l’ambiguïté de leur nom, et le Krewe Fou Que Tchu se sont promenés sans restrictions. Apparemment, cette personne n’avait de problème qu’avec les parties strictement féminines de l’anatomie humaine qu’on trouve en dessous de la ceinture.

Quand on pense aux origines non seulement paysannes mais aussi païennes du Mardi Gras, on est frappé par la forte présence du féminin. La date du Mardi Gras est déterminée par celle de Pâques. Dans la tradition catholique, c’est toujours le premier dimanche après la première pleine lune après l’équinoxe du printemps. On compte quarante jours en arrière, sans compter les dimanches, on arrive au Mercredi des cendres. C’est la période qu’on appelle le Carême; le dimanche n’en fait pas officiellement partie.

Alors, ma question n’est pas tellement de savoir le nom de la personne qui a pris cette décision; je m’en fous pas mal à vrai dire, ce n’est qu’un bigot ou une bigote. Non, la vraie question est la suivante : quel est l’état de notre culture si quelqu’un qui a assez de connaissance de nos expressions pour comprendre le double-entendre implicite dans « cowan », mais pas assez de notre ouverture d’esprit pour faire cette bourde énorme, ce contre-sens total par rapport à ce que le Carnaval représente et sa fonction dans la société pour censurer ce mot? Si on continue dans cette direction, on va finir par interdire le Mardi Gras complètement ou au moins le réduire dans une sauce fade et sans goût qui n’intéresse finalement personne. Oui, on doit s’amuser et célébrer le Mardi Gras sans faire du mal, mais il est aussi fait pour subvertir le paradigme dominant. Pour autant que je sache, une caouanne n’a jamais fait mal à personne; je dirais même que le monde l’aime plutôt bien. Je ne dis pas que les Lafayettoises doivent commencer à montrer leurs seins comme à la Nouvelle-Orléans (ce ne sont que les touristes américaines qui le font de toute façon pour les raisons élucidées plus haut); je dis qu’on doit reconnaître le rôle libérateur que joue le Mardi Gras pour notre vie charnelle. Le lendemain, le Mercredi des cendres, on revient à notre vie spirituelle et les normes sociétales qui rendent la vie en société possible. Mais sans les excès du Carnaval, ces normes sont invivables à la longue.  
Une caouenne du Bayou Lafourche

Dans un sixième livre rabelaisien, je peux imaginer le cri « Libérez les caouannes! » sortir de la bouche gigantesque d’un nouveau personnage, fustigeant les autorités locales pour leur crasse ignorance de nos us et coutumes millénaires. Oui, ce dont le monde a besoin aujourd’hui, c’est d’un Sixte Livre mettant en scène les frasques rocambolesques des Caouannes en folie, car le rire, c'est le propre de la femme, aussi.

samedi 16 février 2019

Poïmes, un nouveau projet

J'ai décidé d'essayer un nouveau projet en combinant ma poésie et ma photographie en ce que j'appelle des Poïmes (poème+meme=poïme). J'espère en partager d'autres bientôt. Cliquez dessus pour agrandir.




vendredi 15 février 2019

Dickie Landry au Musée Hilliard, le 13 février 2019.


Je connais Dickie Landry depuis que je l’ai rencontré en Provence en 1988. Je vivais en France à l’époque quand j’ai reçu la visite d’un cousin et sa femme qui étaient aussi des amis de Dickie. Ils étaient venus surtout pour assister à un concert qu’il donnait à l’Abbaye de Sénanque près de Gordes dans la Vaucluse. J’habitais à quatre heures et demie de là, mais nous avons fait le voyage dans ma petite Renault R5 rouge. Construite au XIIe siècle, cette abbaye offrait une acoustique surnaturelle aux sons irréels de son saxophone et aux chanteuses angéliques qui l’accompagnaient. Plus de trente ans après, j’ai toujours le sentiment d’avoir assisté à un événement béni par Sainte Cécilia, la patronne de la musique. Est-ce un hasard que sa ville natale s’appelle Cécilia?


Quand on a annoncé que Dickie Landry allait jouer du saxo dans le musée d’art de l’université à Lafayette, j’ai immédiatement eu l’impression qu’il allait nous offrir un concert qu’il allait rivaliser avec celui d’il y a trente ans. Évidemment, j’avais eu plusieurs occasions de l’entendre jouer entretemps, mais rien ne se comparait à cette intersection de temps et d’espace, de lumière et d’ombre, du moderne et de l’antique que j’avais l’immense privilège de voir et d’entendre en France. Je sentais, non, je savais au fond de moi-même que ce mercredi soir au Hilliard allait être exceptionnel. Dickie n’a pas déçu en donnant une performance digne des grandes villes américaines et européennes comme New York et Chicago, Paris et Prague, Los Angeles et Londres pour laquelle les spectateurs auraient payé les yeux de la tête. Pourtant, c’était gratuit et c’était à Lafayette.

Si l’on doit savoir une chose parmi les milliers de choses à propos de Dickie, c’est qu’il était membre-fondateur du Philip Glass Ensemble. Ce que l’on sait moins peut-être, ce sont les circonstances qui ont poussé Dickie a quitté ce groupe légendaire. Une tragédie familiale l’a ramené en Louisiane. À 18 ans, son fils était victime d’un hold-up manqué. Le criminel qui a mis fin à ses jours se trouve encore au pénitencier d’Angola. À ce moment au Hilliard, il y a deux expositions au rez-de-chaussée : l’une de Gisela Colon dans la salle où Dickie a joué, l’autre par Keith Calhoun et Chandra McCormick en face, consistant de photographies de prisonniers à Angola. C’est là, devant ces photos, que j’ai croisé Dickie avant sa prestation. Je le salue en français comme c’est notre habitude. Sans lever la tête, il me dit en anglais, « C’est là où se trouve le mec qui a tué mon fils. C’est trop dur à regarder. » Ne trouvant rien à répondre, je le laisse partir en silence en même temps qu’une admiratrice essaie d’attirer son attention.

Après avoir contemplé ces photos sublimes et dérangeantes, ma femme et moi trouvons des chaises dans la salle ornée des œuvres de Colon en attendant le début du concert. Ce sont des sculptures aux formes biomorphiques, floues et colorées, rétroéclairées dans un style qui n’est pas sans rappeler le minimalisme de Glass. Nous sommes une centaine et nous attendons.

Avant de le voir, on l’entend. Le son de son saxophone sort comme le carambolage de deux camions sur la 90: l’un portant deux tonnes de tuyaux de forage pétrolier, l’autre transportant des cochons. C’est comme toutes les peines et souffrances des crimes et des châtiments d’Angola veulent sortir d’un coup comme une expiation. Son corps voûté de 80 ans sous son costume-cravate noir comme un croque-mort pousse un souffle du fond des âges à défier l’âge. Le saxo, trop souvent relégué au deuxième plan musical reprend ses droits au plein centre de la pièce. Avec la rapidité d’une ligne de grain violente qui traverse la côte louisianaise, sa musique se calme et devient aussi harmonieuse que la brise estivale dans les feuilles d’un pacanier. Ses mélodies sont tantôt lisses et contournées comme les œuvres amorphes autour, tantôt déchiquetées et rêches comme la vie des victimes de ces prisonniers d’Angola qui ont commis tant d’atrocités.

Il se promène entre les œuvres d’art et les gens assis sur des chaises tournées dans toutes les directions. La séparation entre la scène et le spectateur est abolie. Devant un public digne de #LafayetteFamous, il donne un cours de maître de virtuosité. L’atonal à côté des harmonies, des cris stridents ponctués par les roucoulements d’amoureux, intercalés de silences probants, interrogateurs. Son visage est rouge comme une tomate créole. Le grincement d’ongles sur le tableau noir suivi des baumes à apaiser une âme ravagée. Un vol de mouches à miel. Des Klaxons de taxis new-yorkais. Une musique de film noir des années 50 avec Sam Spade à la recherche du meurtrier du Black Dahlia. De l’hélium s’échappe d’un ballon. Une baleine brise la surface pour respirer. L’engrenage d’un tracteur. Le chant des corbeaux et des cardinaux. Des pleurs d’un bébé affamé. Des rires complices d’une inside joke. Dans un temps hors du temps, il tape les rythmes des complaintes d’un deuil trop lourd et des jouissances de jeunes amants. Des sons qu’Albert Saxe n’aurait jamais imaginés et que le solfège ne saurait transcrire, mais que Dickie Landry a su composer de son talent immense et varié.



vendredi 1 février 2019

Les médias sociaux à la rescousse. Publié dans Acadiana Profile février-mars 2019


Les médias sociaux à la rescousse / Le français louisianais à l’ère numérique

Pour une langue strictement orale qui date du XVIIIe siècle comme on l’entend dire de la part des « experts » auto-proclamés, le français louisianais a une présence drôlement robuste sur Internet. Tandis que certains se lamentent de sa disparition et se comblent d’une nostalgie mélancolique, d’autres se lancent dans cette langue vers l’avenir véhiculés par YouTube, les blogues et d’autres balados, Twitter et pages Facebook associés. Si l’on part à la recherche de la présence du français dans la vie quotidienne, il est vrai qu’on pourra rentrer bredouille si on ne connaît pas les bonnes adresses. Pourtant on peut les trouver. Avec quelques clics de la petite souris, tout un monde en français louisianais se manifeste sur l’écran d’ordinateur. Avec quelques coups de pouce sur un iPhone, on accède à un pays virtuel où le français louisianais est la langue officielle.

S’il est parfois difficile de se réunir sur la place publique en français, les médias sociaux fournissent des lieux où les activités et les échanges entre les Francophones de tous les niveaux peuvent circuler librement. Un site sur Facebook en particulier, la Table Française Virtuelle, s’est établi comme une source incontournable pour des gens qui veulent comparer les expressions, annoncer des événements francophones ou simplement demander comment dire le nom de telle ou telle plante. Les conversations ne sont pas bien différentes de celles que les gens avaient autour d’une tasse de café à la table de cuisine sauf que cette fois-ci, les participants sont en Louisiane, en France, en Nouvelle-Angleterre et ailleurs. Et, chose intéressante, les membres se rassemblent dans la vraie vie de temps en temps.

« Prairie des Femmes » est un autre espace à la fois réel et virtuel où une nouvelle génération de franco-louisianais développe une voix authentique. Sa créatrice, Ashlee Michot, a récemment lancé un projet, « Ô Malheureuse », où elle a jeté une sorte de bouteille à la mer, appelant des Louisianaises à soumettre des textes en prose ou en poésie. La réponse extraordinaire a révélé des voix créatives épatantes.

« Charrer-Veiller » est un balado qu’on peut trouver sur YouTube. C’est l’idée de deux jeunes Franco-louisianais, Joe Pons et Chase Cormier. Leur but est de bavarder, charrer en français louisianais, avec d’autres activistes à propos de sujets divers. Nommé en hommage au dernier journal français « l’Abeille », « le Bourdon de la Louisiane » est une gazette en ligne sous la direction de Bennett Boyd Anderson III. « Télé-Louisiane » est probablement le projet le plus ambitieux. C’est le produit de plusieurs collaborateurs dont les principaux sont Will McGrew, Brian Clary et Marshall Woodworth. Ils travaillent actuellement sur des émissions pour enfants, en plus des courts métrages qu’on peut déjà visionner. On notera l’aspect collaboratif de toutes ces initiatives francophones.

Sur le terrain, la communauté francophone est fracturée et disparate. Sur Internet, elle constitue un groupement d’individus passionnés par et pour le français louisianais. La beauté de l’affaire, c’est que les jeunes gens choisissent de vivre leur vie en français dans le quotidien et dans le virtuel au XXIe siècle.