Je
connais Dickie Landry depuis que je l’ai rencontré en Provence en 1988. Je vivais en France à l’époque quand j’ai reçu la
visite d’un cousin et sa femme qui étaient aussi des amis de Dickie. Ils étaient
venus surtout pour assister à un concert qu’il donnait à l’Abbaye de Sénanque près
de Gordes dans la Vaucluse. J’habitais à quatre heures et demie de là, mais nous
avons fait le voyage dans ma petite Renault R5 rouge. Construite au XIIe
siècle, cette abbaye offrait une acoustique surnaturelle aux sons irréels de
son saxophone et aux chanteuses angéliques qui l’accompagnaient. Plus de trente
ans après, j’ai toujours le sentiment d’avoir assisté à un événement béni par Sainte
Cécilia, la patronne de la musique. Est-ce un hasard que sa ville natale s’appelle
Cécilia?
Quand on a annoncé que Dickie
Landry allait jouer du saxo dans le musée d’art de l’université à Lafayette, j’ai
immédiatement eu l’impression qu’il allait nous offrir un concert qu’il allait
rivaliser avec celui d’il y a trente ans. Évidemment, j’avais eu plusieurs
occasions de l’entendre jouer entretemps, mais rien ne se comparait à cette
intersection de temps et d’espace, de lumière et d’ombre, du moderne et de l’antique
que j’avais l’immense privilège de voir et d’entendre en France. Je sentais,
non, je savais au fond de moi-même que ce mercredi soir au Hilliard allait être
exceptionnel. Dickie n’a pas déçu en donnant une performance digne des grandes
villes américaines et européennes comme New York et Chicago, Paris et Prague,
Los Angeles et Londres pour laquelle les spectateurs auraient payé les yeux de
la tête. Pourtant, c’était gratuit et c’était à Lafayette.
Si l’on doit savoir une
chose parmi les milliers de choses à propos de Dickie, c’est qu’il était
membre-fondateur du Philip Glass Ensemble. Ce que l’on sait moins peut-être, ce
sont les circonstances qui ont poussé Dickie a quitté ce groupe légendaire. Une
tragédie familiale l’a ramené en Louisiane. À 18 ans, son fils était victime d’un
hold-up manqué. Le criminel qui a mis fin à ses jours se trouve encore au pénitencier
d’Angola. À ce moment au Hilliard, il y a deux expositions au rez-de-chaussée :
l’une de Gisela Colon dans la salle où Dickie a joué, l’autre par Keith Calhoun
et Chandra McCormick en face, consistant de photographies de prisonniers à
Angola. C’est là, devant ces photos, que j’ai croisé Dickie avant sa
prestation. Je le salue en français comme c’est notre habitude. Sans lever la
tête, il me dit en anglais, « C’est là où se trouve le mec qui a tué mon
fils. C’est trop dur à regarder. » Ne trouvant rien à répondre, je le
laisse partir en silence en même temps qu’une admiratrice essaie d’attirer son
attention.
Après avoir contemplé
ces photos sublimes et dérangeantes, ma femme et moi trouvons des chaises dans
la salle ornée des œuvres de Colon en attendant le début du concert. Ce sont
des sculptures aux formes biomorphiques, floues et colorées, rétroéclairées dans
un style qui n’est pas sans rappeler le minimalisme de Glass. Nous sommes une
centaine et nous attendons.
Avant de le voir, on l’entend.
Le son de son saxophone sort comme le carambolage de deux camions sur la 90: l’un
portant deux tonnes de tuyaux de forage pétrolier, l’autre transportant des
cochons. C’est comme toutes les peines et souffrances des crimes et des châtiments
d’Angola veulent sortir d’un coup comme une expiation. Son corps voûté de 80
ans sous son costume-cravate noir comme un croque-mort pousse un souffle du
fond des âges à défier l’âge. Le saxo, trop souvent relégué au deuxième plan
musical reprend ses droits au plein centre de la pièce. Avec la rapidité d’une
ligne de grain violente qui traverse la côte louisianaise, sa musique se calme
et devient aussi harmonieuse que la brise estivale dans les feuilles d’un
pacanier. Ses mélodies sont tantôt lisses et contournées comme les œuvres
amorphes autour, tantôt déchiquetées et rêches comme la vie des victimes de ces
prisonniers d’Angola qui ont commis tant d’atrocités.
Il se promène entre les
œuvres d’art et les gens assis sur des chaises tournées dans toutes les
directions. La séparation entre la scène et le spectateur est abolie. Devant un
public digne de #LafayetteFamous, il donne un cours de maître de virtuosité. L’atonal
à côté des harmonies, des cris stridents ponctués par les roucoulements
d’amoureux, intercalés de silences probants, interrogateurs. Son visage est
rouge comme une tomate créole. Le grincement d’ongles sur le tableau noir suivi
des baumes à apaiser une âme ravagée. Un vol de mouches à miel. Des Klaxons de
taxis new-yorkais. Une musique de film noir des années 50 avec Sam Spade à la
recherche du meurtrier du Black Dahlia. De l’hélium s’échappe d’un ballon. Une
baleine brise la surface pour respirer. L’engrenage d’un tracteur. Le chant des
corbeaux et des cardinaux. Des pleurs d’un bébé affamé. Des rires complices d’une
inside joke. Dans un temps hors du temps, il tape les rythmes des complaintes
d’un deuil trop lourd et des jouissances de jeunes amants. Des sons qu’Albert
Saxe n’aurait jamais imaginés et que le solfège ne saurait transcrire, mais que
Dickie Landry a su composer de son talent immense et varié.
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