mercredi 20 décembre 2017

Ancrages No. 15. Chemins de vers: Poésie

http://ancrages.ca/edition/no-15-chemins-de-vers-poesie/david-cheramie-passe-devant-suis-bien-peau-temps-perdu/

Il passe devant


Il passe devant des magasins qui autrefois
Portaient d’autres noms
Vendaient d’autres marchandises
Qui ont connu des époques
Glorieuses et épiques
Prospères et héroïques

Il passe devant des terrains vagues où autrefois
Se dressaient des maisons pleines
D’enfants et de rires
De repas chauds et de scènes de ménage
D’infidélité et de rédemption
Que le vent chuchote entre les mottes

Il passe devant des cimetières qui à présent
Abritent des pierres tombales illisibles
Les noms effacés par la pluie et le temps
Des gens qu’on oublie
Jusque dans leur peau
Jusque dans leurs os

Il passe devant les panneaux qui autrefois
Promettaient monts et merveilles et
Qui manquent à présent des lettres comme
On manque des dents
Les empêchant de mâcher leurs mots
Sur l’échappée infernale qui corrompt tout

Je suis bien dans ta peau

Je suis bien dans ta peau
Me délestant de cette encombrante distance
Qui nous sépare
Pour habiter un seul temps
Un seul espace

Je suis bien dans ta peau
Et toi dans la mienne
Unissant nos incomplétudes
Comblant nos failles
Se réjouissant de jouir

Je suis bien dans ta peau
Qui n’est plus la tienne
Ni la mienne
Qui devient
La nôtre

Le temps perdu

Je ne sais pas pourquoi on ne passe pas plus de temps ensemble
Je regrette le temps qu’on ne s’est pas vu, touché, embrassé
Le temps ne dure pas assez
N’a pas assez de dureté
Trop de fluidité
Il s’en va s’engouffrer dans un trou noir
Quelque part dans un coin peu fréquenté dans l’univers
Personne n’ose s’aventurer dans cette coulisse des pas perdus
Des secondes perdues
Des instants perdus
Le temps est comme les pièces de monnaie
Qu’on trouve sous les coussins du sofa
Le temps est comme les morceaux de biscuits
Qu’on trouve sous le réfrigérateur
Le temps est comme les chaussettes orphelines
Qu’on trouve derrière le séchoir
Ou je ne sais où les diablotins les emportent

Le temps qu’on n’a pas passé ensemble
Est perdu quelque part au fond de l’univers
Où une autre espèce vivante
Sur une autre planète
Peut le trouver le temps d’un baiser
Ou ce qui passe comme tel chez eux



vendredi 1 décembre 2017

Le Grand Jimmie. Publié dans le numéro décembre-janvier 2017-18 d'Acadiana Profile

Le Grand Jimmie

Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-ci commence dans un salon de barbier. Un jour dans les années soixante, Elmo Ancelet et Ferdinand Broussard, dit Lolo, donnaient des coups de ciseaux dans leur échoppe rue Jefferson à Lafayette. Un des clients réguliers s’appelait James Domengeaux, dit « Jimmie ». Né en janvier 1907, Domengeaux, à ce moment-là, avait déjà vécu une vie pleine d’accomplissements : homme politique ayant servi l’état au Bâton-Rouge et à Washington, fondateur d’un cabinet d’avocat à succès, pilier de la communauté et même propriétaire d’étangs d’écrevisses et ancien boxeur. Au lieu de songer à une retraite bien méritée, ce jour-là dans la chaise de barbier, il rêvait de nouvelles batailles. Pendant que Lolo lui coupait les cheveux, Domengeaux annonce à qui veut l’entendre qu’il est en train de réfléchir à laquelle des deux directions qu’il veut prendre ensuite : créer un club de boxe ou sauver le français en Louisiane. La seule raison pourquoi je suis capable d’écrire cet article en français, et peut-être même pourquoi vous êtes capable de le lire, c’est parce que Jimmie a fait le bon choix.

L’année 2018 marque le 50e anniversaire de la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane par une acte de la législature louisianaise, la même assemblée qui, à ses débuts, légiférait exclusivement en français. D’abord par décret du surintendant d’éducation et ensuite enchâssé dans la constitution de 1921, le français devient officiellement persona non grata après une longue et illustre carrière parmi les entrepreneurs, les écrivains, les avocats, les éducateurs et les simples habitants louisianais. Dans un effort d’américanisation forcée, des milliers d’enfants ont été punis et humiliés pour avoir parlé la seule langue qu’ils connaissaient. Les traces de cette honte étaient si fortes et si profondes que le stigma était transmis à la génération suivante qui ne voulait rien à faire avec ses affaires de vieux. Depuis longtemps, depuis la Vente de la Louisiane au fait, on écrivait la nécrologie du français en Louisiane. Mais dans les années 1960, s’il n’était pas encore mort, tout le monde pensait qu’il n’en avait pas pour longtemps, même parmi les Francophones. C’est-à-dire tout le monde, sauf Domengeaux.

S’il a choisi le français au lieu de la boxe, il n’a pas pour autant abandonné la bagarre. Face aux difficultés qu’il éprouvait à démarrer les programmes, il va voir le Président Pompidou à Paris pour lui lancer un défi. Pour la mise en scène, il faut savoir que Pompidou, à la carrure imposante, faisait six pieds de haut, mais, malgré son sobriquet, le Grand Jimmie était beaucoup plus petit. Sans peur, il s’approche du représentant de la République française, les bouts de chaussures se touchant presque, lève la tête pour le regarder droit dans les yeux, enfonce son index dans la poitrine solide de son interlocuteur et le tutoie : « Monsieur le Président, si tu nous aides pas, le français, il est foutu en Louisiane. » L’année suivante, un avion charter plein de coopérants français ont débarqué en Louisiane pour devenir les premiers profs « CODOFIL » et pour amorcer le retour en force du français dans les écoles louisianaises après tant d’années d’une absence quasi-totale.  

Aussi sont venus depuis les cinquante dernières années des Québécois, des Belges, des Suisses, des Acadiens, des Africains francophones de plusieurs pays et de partout ailleurs pour nous réapprendre le français dans toutes ses variétés. Les programmes d’échanges ont aussi envoyé des centaines de jeunes louisianais faire des stages linguistiques dans ces pays francophones, ouvrant des horizons, créant des amitiés à vie et, fait non-négligeable, formant des dizaines de couples entre des Louisianais et des Francophones divers. Issus de ces unions sont des enfants que j’appelle avec beaucoup d’affection, car j’en ai eu trois, des bébés « CODOFIL ».


Domengeaux est mort en 1988 mais son legs continue. Le salon de barbier n’est plus là, ayant brûlé il y a longtemps. À la place se trouve un jardin de bières, un endroit idéal pour partager l’amitié autour d’un verre et d’une conversation en français comme font beaucoup de jeunes aujourd’hui. Grâce à cette décision capitale, la publication de la nécrologie du français en Louisiane doit attendre encore.