mardi 1 août 2017

La Chevrette toute-puissante, publié dans Acadiana Profile, août-septembre 2017

La Chevrette toute-puissante

Quand on s’appelle Cheramie, il est difficile de nier ses origines du Bayou Lafourche et encore plus difficile de se promener sans couteau de poche. Je m’explique. Les hommes Cheramie ont la réputation d’avoir toujours une arme blanche sur eux. On peut croire que c’est dû à une fâcheuse habitude d’être paré pour une bataille farouche à tout moment, ce qui n’est pas forcément faux, mais je le tiens de source sûre que cela vient d’un héritage familial tout à fait honorable et même noble. Mon grand-père, comme plusieurs membres de sa famille, était un pêcheur de chevrettes. Il avait un bateau qui s’appelait, pour une raison qu’on n’a jamais pu m’expliquer, Little Italy. Les Cheramie se sont étendus vers Delcambre et Caméron comme d’autres parce qu’on avait besoin de trouver d’autres zones de pêches, tellement il y avait de compétition pour ce petit délice. À beaucoup d’égard, le développement de la vie économique du sud de la Louisiane dépendait de l’habilité avec laquelle les capitaines des bateaux de pêche sillonnaient les eaux chaudes du Golfe du Mexique à sa recherche. Plus tard, ces talents ont pu se transférer vers les chantiers navals, comme Higgins Shipyard, où mon grand-père a piloté les bateaux Higgins sur le Lac Pontchartrain en les testant pour le Débarquement en Normandie. Ou encore d’autres qui sont allés construire et desservir les plateformes pétrolières dans la Mer du Nord, affrontant les houles qui peuvent atteindre des hauteurs montagneuses. D’autres légendes locales racontent que pendant la Prohibition, les pêcheurs de chevrettes étaient particulièrement efficaces à transporter de l’alcool sans se faire prendre, mais ça c’est une histoire pour un autre jour.

Tandis qu’on peut s’étonner qu’il existe un festival dédié à la fois aux chevrettes et à l’industrie pétrolière, comme à Morgan City, en Louisiane on comprend l’équilibre délicat qui existe entre les deux. Même s’il est parfois perturbé, on ne peut pas nier l’importance capitale que ces deux activités jouent dans l’économie et même la culture. Néanmoins, considérons la chevrette un instant. Son nom est synonyme de petitesse, mais elle est toute-puissante. Elle comprend plusieurs espèces, mais seulement deux sont pêchées dans l’eau salée du golfe: la chevrette brune et la chevrette blanche. Chacune est associée avec une des deux saisons de pêche : la saison de mai et la saison d’août, respectivement. Normalement, l’une chasse l’autre. C’est-à-dire qu’une fois les petites chevrettes blanches apparaissent dans les filets avec les brunes, on ferme la première saison et on attend que les blanches atteignent une taille suffisante pour ouvrir la deuxième. Il ne faut pas avoir un œil d’expert afin de les distinguer, même si elles sont semblables. La chevrette blanche est facilement reconnaissable à la couleur verte au bout de sa queue. Aussi les blanches sont un peu plus grandes et leur goût mieux apprécié par certains.

La chevrette commence et finit sa vie, si elle peut compléter le cycle, dans le golfe. Les adultes pondent leurs œufs là, les brunes toute l’année, les blanches seulement sous la stimulation de la bonne température. Les courants et les marées poussent les larves vers les estuaires où elles continuent leur croissance vers l’âge adulte. À chaque étape de sa maturation, la chevrette et à la fois proie et prédatrice, tenant une place essentielle dans la chaîne alimentaire. Elle contribue à la bonne santé des estuaires en mangeant le détritus et la matière organique en décomposition dans les eaux saumâtres. Une fois la maturité atteinte, la chevrette retourne aux eaux ouvertes du golfe où les pêcheurs et leurs filets les attendent. Par la suite, les acheteurs, les revendeurs et éventuellement les consommateurs, que ce soit les individus ou les restaurateurs, acheminent ce don de la nature vers les cuisiniers qui préparent les gombos, les po-boys, les étouffées et les autres merveilles culinaires.


Alors, pourquoi les Cheramie, ces grands pêcheurs de cette petite crustacée, avaient toujours un couteau dans la poche? Tout simplement pour découper les filets avant de se noyer si jamais ils tombaient par-dessus bord. Plus précisément mangeur que pêcheur de chevrettes, mais un peu batailleur quand même, j’utilise un couteau qui sert plutôt à défendre mon assiette contre les gens qui pensent que je voudrais partager cette grande richesse.