La
Chevrette toute-puissante
Quand
on s’appelle Cheramie, il est difficile de nier ses origines du Bayou Lafourche
et encore plus difficile de se promener sans couteau de poche. Je m’explique.
Les hommes Cheramie ont la réputation d’avoir toujours une arme blanche sur
eux. On peut croire que c’est dû à une fâcheuse habitude d’être paré pour une
bataille farouche à tout moment, ce qui n’est pas forcément faux, mais je le
tiens de source sûre que cela vient d’un héritage familial tout à fait
honorable et même noble. Mon grand-père, comme plusieurs membres de sa famille,
était un pêcheur de chevrettes. Il avait un bateau qui s’appelait, pour une
raison qu’on n’a jamais pu m’expliquer, Little
Italy. Les Cheramie se sont étendus vers Delcambre et Caméron comme
d’autres parce qu’on avait besoin de trouver d’autres zones de pêches,
tellement il y avait de compétition pour ce petit délice. À beaucoup d’égard, le
développement de la vie économique du sud de la Louisiane dépendait de
l’habilité avec laquelle les capitaines des bateaux de pêche sillonnaient les
eaux chaudes du Golfe du Mexique à sa recherche. Plus tard, ces talents ont pu
se transférer vers les chantiers navals, comme Higgins Shipyard, où mon
grand-père a piloté les bateaux Higgins sur le Lac Pontchartrain en les testant
pour le Débarquement en Normandie. Ou encore d’autres qui sont allés construire
et desservir les plateformes pétrolières dans la Mer du Nord, affrontant les
houles qui peuvent atteindre des hauteurs montagneuses. D’autres légendes
locales racontent que pendant la Prohibition, les pêcheurs de chevrettes
étaient particulièrement efficaces à transporter de l’alcool sans se faire
prendre, mais ça c’est une histoire pour un autre jour.
Tandis
qu’on peut s’étonner qu’il existe un festival dédié à la fois aux chevrettes et
à l’industrie pétrolière, comme à Morgan City, en Louisiane on comprend
l’équilibre délicat qui existe entre les deux. Même s’il est parfois perturbé,
on ne peut pas nier l’importance capitale que ces deux activités jouent dans
l’économie et même la culture. Néanmoins, considérons la chevrette un instant.
Son nom est synonyme de petitesse, mais elle est toute-puissante. Elle comprend
plusieurs espèces, mais seulement deux sont pêchées dans l’eau salée du golfe:
la chevrette brune et la chevrette blanche. Chacune est associée avec une des
deux saisons de pêche : la saison de mai et la saison d’août,
respectivement. Normalement, l’une chasse l’autre. C’est-à-dire qu’une fois les
petites chevrettes blanches apparaissent dans les filets avec les brunes, on
ferme la première saison et on attend que les blanches atteignent une taille
suffisante pour ouvrir la deuxième. Il ne faut pas avoir un œil d’expert afin
de les distinguer, même si elles sont semblables. La chevrette blanche est
facilement reconnaissable à la couleur verte au bout de sa queue. Aussi les
blanches sont un peu plus grandes et leur goût mieux apprécié par certains.
La
chevrette commence et finit sa vie, si elle peut compléter le cycle, dans le
golfe. Les adultes pondent leurs œufs là, les brunes toute l’année, les
blanches seulement sous la stimulation de la bonne température. Les courants et
les marées poussent les larves vers les estuaires où elles continuent leur
croissance vers l’âge adulte. À chaque étape de sa maturation, la chevrette et
à la fois proie et prédatrice, tenant une place essentielle dans la chaîne
alimentaire. Elle contribue à la bonne santé des estuaires en mangeant le
détritus et la matière organique en décomposition dans les eaux saumâtres. Une
fois la maturité atteinte, la chevrette retourne aux eaux ouvertes du golfe où
les pêcheurs et leurs filets les attendent. Par la suite, les acheteurs, les
revendeurs et éventuellement les consommateurs, que ce soit les individus ou
les restaurateurs, acheminent ce don de la nature vers les cuisiniers qui
préparent les gombos, les po-boys, les étouffées et les autres merveilles
culinaires.
Alors,
pourquoi les Cheramie, ces grands pêcheurs de cette petite crustacée, avaient
toujours un couteau dans la poche? Tout simplement pour découper les filets avant
de se noyer si jamais ils tombaient par-dessus bord. Plus précisément mangeur
que pêcheur de chevrettes, mais un peu batailleur quand même, j’utilise un
couteau qui sert plutôt à défendre mon assiette contre les gens qui pensent que
je voudrais partager cette grande richesse.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire