vendredi 30 mai 2014

Le beau chevalier des steppes

Les danseurs m’ont obligé de boire ma bière
Trop vite en trois coups d’œsophage
Pour avoir les deux mains libres
Une pour le stylo
L’autre pour le carnet noir
J’ai noté que le meilleur danseur était
Le jeune trisomique
Ti-shirt noir
Jean noir
Bottes de cowboy en peau de croco
Bout d’argent sur la pointe
Il ne ratait pas une danse
Dans la chaleur irradiée de la plaza en ciment
Juste le temps d’ôter son chapeau noir
Et de s’essuyer le front
Avec son bandana rouge
Prendre une autre gorgée de sa canette
De Coca-cola 16 oz
Avant de faire le tour
La main tendue l’œil interrogatoire
Des dames qui attendent dans leur chaise pliante
Que le beau chevalier des steppes
Avec son sourire assassin et son regard siamois
Vienne commander un two-step
Ou une valse
Ou un jitterbug
Il sait les danser tous
Avec la légèreté et le sérieux
D’un galant chevronné
Il ne retournera pas rejoindre sa tribu
Avant d’avoir dansé
Avec tous les cœurs
Qu’il aura conquis


vendredi 2 mai 2014

Le Niveau de la Mer -- 12è partie

La brise du nord poussait l’odeur familière d’eau saumâtre et de diesel vers le golfe. La marée montante s’ondulait à la surface de l’eau, créant des diamants qui réfractaient la lumière d’hiver. Le bleu délavé du ciel d’hiver contenait une aigrette à la recherche de son déjeuner, une lune qui manquait un bout d’ongle pour être pleine et quelques nuages très hauts étaient réveillés par un soleil embauchant sa journée. Le clapotis des lames se brisant contre le quai était à peine audible au-dessus le rugissement des moteurs puissants au fond des cales des bateaux-remorqueurs. Presque sans exception, ils portaient tous des noms de femmes : Lula Mae, Miss Jenny, Martha Rose, Sweet Loraine. Malgré cette délicatesse suggérée, c’étaient des monstres flottants de plus d’une centaine de pieds de long avec plus de dix mille chevaux. Certains frôlaient les 150 pieds et quinze mille chevaux et pouvaient remorquer l’équivalent d’un demi-million de tonnes. La longueur et la puissance variaient selon l’usage : déplacer des barges, arracher les ancres des barges qui construisaient les oléoducs soumarins, ou transporter du personnel et du matériel. On pouvait facilement identifier les propriétaires selon les couleurs. Les meilleurs capitaines touchaient des centaines de dollars par jour pour les commander, parfois beaucoup plus s’ils s’exilaient en Mer du Nord au service des monarques de la Norvège et de la Grande-Bretagne.
Clovis Rabelais était loin de cette élite. Son bateau, le Miss Edwina, était un humble transporteur de personnel avec une coque en aluminium. Environ cinquante pieds de long, il faisait le va et vient entre le quai et les plateformes pas trop loin au large, souvent visibles depuis les plages de la Grand’ Île ou du Fourchon où le bayou terminait son long voyage du Mississipi à l’Ascension jusqu’au Golfe. La légèreté du vaisseau le permettait de traverser ces distances en peu de temps, mais le rendait susceptible aux cahots de la houle en pleine mer. Il fallait avoir l’estomac en béton si l’on voulait garder son déjeuner au creux de son ventre. Ce qui était son cas.
Clovis n’aimait pas parler de son enfance. Il a grandi dans une maison de deux pièces, sans électricité ni eau courante. Les toilettes étaient une cabane en arrière. Lui et ses six frères se lavaient avec l’eau qu’on puisait du bayou. Ils étaient huit à une époque, mais sa plus jeune sœur Margaret, dite Grite, fut emportée par une banale fièvre à l’âge de 10 ans. Son père Hippolyte, dit Polite à Gribouille, pêchait la chevrette en été et trappait le rat musqué en hiver. Quand il rentrait des pièges, après avoir passé plusieurs semaines à vivre dans une hutte construite en bousillage, cannes de rivière et en latanier comme les Sauvages leur avaient appris à bâtir dans les bayous, sa tête était recouverte de poux. Sa mère l’envoyait directement voir son oncle Télémaque, Nonc Marko le barbier. Il sortait sa chaise de sa shop et mettait le petit Clovis dessus. Ensuite il le couvrait d’un grand drap blanc et versait du coal-oil dans ses cheveux. Au fut et à mesure les poux sautaient sur le drap, Nonc Marko les écrasait avec les ongles de ses pouces. Quand il pensait avoir suffisamment décimé la population vermine, il prenait ses ciseaux et son rasoir et lui donnait un coco rasé.
Souvent tout ce qu’ils avaient à manger était des crabes qu’ils attrapaient dans le bayou devant la maison. Ils gardaient une chèvre pour le lait et pour garder l’herbe de la cour à une longueur raisonnable. Les poules dans le poulailler fournissaient des œufs et de quoi faire un gombo ou une fricassée de temps en temps. Adulte, Clovis n’a plus jamais mangé de poule car, ayant eu la responsabilité de s’en occuper, les considérer les animaux les plus sales de la planète. « Je vas jamais mettre queque chose d’aussi zirable dans ma bouche » disait-il.
Être le plus vieux fils de Polite à Gribouille n’était pas chose facile non plus. Un matin ils se sont réveillés pour voir que la chèvre avait disparu. Ils ont trouvé la moitié de la chèvre pas loin du canal des 40 arpents. C’était probablement un ours, mais le parrain de Clovis, Philoclès Jambon jurait que c’était la panthère noire qu’il chassait depuis des années et que les autres croyaient être le produit de son imagination sur-alcoolisée. Sans la chèvre, l’herbe poussait à une vitesse vertigineuse. Son père lui avait dit d’affiler le sabre et de faucher la cours. Le sabre était un long couteau plat avec une large lame et une manche en bois. Au bout à l’opposé du tranchant était un petit crochet pointu pour tirer l’herbe vers soi. On l’utiliser surtout pour récolter la canne à sucre. La cours n’était pas grande mais Clovis n’avait pas envie de se fatiguer de faire le travail d’une chèvre. Quand son père est revenu quelques heures plus tard, il trouvait aussi longue qu’avant. Avec un calme froid, il attrape son fils désobéissant par ses grandes oreilles décollées et le traîne jusqu’à l’arbre à poule. Il l’y attache avec ses nœuds de marin pour fouetter avec sa ceinture en cuir pendant dix bonnes minutes. La mère de Clovis, Joséphine, est sortie sur la galerie un instant quand elle a entendu tout le potin, mais quand elle a vu ce qui se passait, elle a baissé son regard sur le fond de son tablier usé qu’elle attrape pour s’essuyer les mains. Elle savait qu’aucune exhortation ne pouvait empêcher son mari de faire ce qu’il avait décidé de faire. Elle tourne le dos et rentre.

Quand on lui parlait de cette enfance, tout ce qu’il disait c’était, « j’étais élevé à la dure. »