lundi 13 août 2018

Le Hantage, ouvrage de souvenance, de Nathan Rabalais. Publié en ligne à astheure.com



Le Hantage, ouvrage de souvenance

Rabalais, Nathan, Le Hantage, ouvrage de souvenance, Les Cahiers du Tintamarre, Shreveport, 2017, 123 p.

En tapant le titre de ce livre, mon correcteur automatique le souligne avec un trait rouge et crénelé signalant un affront impardonnable aux règles convenues de l’orthographie française. Ayant l’habitude de ce genre de reprise grammaticale grâce à mon penchant pour les mots et expressions en français que la France a oubliés ou n’a jamais connus, je ne l’ai pas pris comme un défaut dans mon éducation. D’ailleurs, j’ai déjà rajouté une pléthore de vocables à ce Grévisse virtuel, m’évitant ces fâcheuses rencontres avec la police de la grammaire. Néanmoins, ce mot, Hantage, m’est une nouveauté, ne le trouvant même pas dans le dictionnaire du français louisianais. Et pourtant, en le voyant sur la couverture élégante de ce somptueux volume, aux allures plus de bande dessinée ou de beau livre que de recueil de poésie, j’ai compris instantanément son sens.

Ce hantage, comme une hantise, une pensée qui ne vous lâche pas, comme un fantôme familier qui vous accompagne depuis toujours. En guise de mise en scène dans le « Prologue en prose », il nous l’explique. On apprend que hantise, vient « d’un vieux mot norrois (heitmas) voulant dire retour à la maison ». Le chemin de retour est pavé de pierres glissantes; vous risquez de trébucher presqu’à chaque pas. Le travail de la souvenance est long et laborieux, rapiéçant les divers étouffes de la mémoire, vécues et imaginées, héritées ou fabriquées, entières ou déchirées. Un travail de réassemblage, de réunification d’une parole pensée et parlée avec une écriture semblable à un propriétaire exproprié de son juste héritage qui cherche la justice. Il affront, par ses propres moyens, celle qui l’a déshérité, l’écriture même. Les tables sont tournées et dans un tour de tables, la boucle est bouclée.

Mot inventé par l’auteur, mais comme les paroles incluses entre les couvertures et entre les photos envoûtantes de son frère (David Rabalais), il relève d’une tradition qui se renouvelle à chaque lamentation de sa mort imminente, celle des langues et cultures de la Louisiane francophone. Le hantage donc. Comme l’image du cimetière Saint-Louis qui l’accompagne, ce mot renvoie le lecteur, dès sa première vue du livre, à cet univers mythique et mystique de la Louisiane. On cite Faulkner souvent, non sans raison, à propos du passé qui n’est pas mort. Ce que Faulkner voulait dire sans doute, et ce que l’on trouve tout le long du Hantage, c’est qu’on vit dans un monde hanté, non tellement dans le sens macabre de l’adjectif, mais dans le sens de « fréquenté ». La poésie de Rabalais est comme une petite ballade à travers les allées des mausolées de vieilles connaissances qui vous donnent de leurs dernières nouvelles, pour vous dire au fait qu’ils n’ont pas quitté ce bas monde. Par exemple, dans « Pas perdu(s), on lit :

Mes pas s’effacent derrière
mais pas ces faces statuaires
qui me suivent sans grouiller
qui me forcent à rôdailler

La marche continue
avec un esprit confus
Je suis pas perdu
si la route est inconnue

Le choix du langage est aussi intéressant que celui de l’image. Rabalais, en digne héritier de la langue de Rabelais, joue avec les mots dans une lutte épique entre l’anglais et le français, comme dans « Mississippi rêveur » où l’auteur retourne pour que l’eau emporte les fatras de son esprit.

            Le Mississippi rêveur m’appelle encore
            Pour contempler et lutter
Contre tant de paresse et les
Contretemps qui paraissaient être
Tout ce qui reste de cette mess

Entre mess et messe, Rabalais écrit cette zone marécageuse où les eaux se mélangent, notamment là où le Père des eaux se prélasse après son long voyage à travers le continent, déposant un peu de terre de tout l’ancien territoire autrefois nommé Louisiane qui, aujourd’hui, se jette au fond du gouffre du golfe du Mexique. Ce que ces eaux déposent constitue sa fondation boueuse mais fertile. Tout ce qui reste de ce désordre est une nouvelle configuration des éléments d’une messe solennelle en jeu ludique. Tel est le propre des dignes héritiers d’une langue française extra-hexagonale qui pré date la fondation de l’auguste Académie française. Le poids de sa vraie histoire, une fois qu’on se l’est réappropriée, telle la découverte d’un secret de famille, peut se faire insupportable.

D’ailleurs, Rabalais cherche à déposer ce fardeau. Dans « La Charge », il déclare qu’un des plus grands crimes :

c’est
            pas se pardonner
c’est
            pas continuer
c’est
            rester dans la boue
c’est
            être un bâton dans les roues.

Il donne un sens moral à ce double mouvement de rassembler et de lâcher, de se remémorer et d’« Une belle oubliance ». « C’est ta belle oubliance qui me guide asteur ». Être conscient du fait que ce projet littéraire risque de l’engloutir dans la vague d’un contre-courant donne une force inouïe à l’ensemble de l’ouvrage de Rabalais. Il est aussi plein de petits clins d’œil, des à-côtés jetés sur la page avec insouciance, mais lourds de sens, trop nombreux à énumérer ici, mon préféré étant, « Le reflux global ». Je ne sais pas si Rabalais compte lancer un manifeste artistique – ce serait pas trop mal – mais son art, manifestement, va à l’encontre des idées convenues sur l’orthographe et la grammaire françaises qui donnent des urticaires à mon correcteur automatique. Même l’idée d’à quoi un livre de poésie doit ressembler est jetée aux orties.

Alors, Clic droit, ajouter au dictionnaire, je dépose le hantage dans le vocabulaire franco-louisianais, effaçant l’effrayant trait rouge, et Le Hantage rejoint le corpus d’une littérature francophone charriée par la « marée noire/d’une mémoire qui me noie ».


https://astheure.com/2018/08/13/filiere-louisiane-14/