dimanche 2 décembre 2018

La Louisiane latine. Publié dans Acadiana Profile décembre 2018 - janvier 2019


La Louisiane latine

Sous un ciel de plomb un samedi d’octobre au centre-ville de Lafayette, je me dirige vers la Scène internationale. En route, je remarque un camion comme tant d’autres qu’on peut voir sur les chemins chez nous. Maculé de boue, un peu cabossé, une boîte à outils dans la caisse arrière : c’est décidemment le véhicule de quelqu’un qui travaille fort pour gagner sa vie. Avec ses plaques louisianaises, rien ne le distinguait. Mais au lieu d’avoir des autocollants habituels de LSU, d’UL ou des Saints, il arborait le nom d’un état mexicain, le Nuevo León. En regardant les pare-choques d’autres véhicules autour, je vois les drapeaux du Porto Rico, du Panama et de la Colombie. Ils allaient, comme moi, au Festival de la musique latine.

Dans un climat politique qui ramène les peuples hispaniques au cœur des discussions, la présence en grand nombre d’Hispanophones n’a rien de nouveau en Louisiane. Hernando de Soto et ses hommes sont considérés comme les premiers Européens d’avoir navigué le Mississipi en 1541. On n’a qu’à regarder le drapeau d’Acadiana pour se rendre compte de l’importance qu’ils ont eue dans notre histoire. Le château de Castille est en honneur du roi Carlos III qui a financé l’expédition des Sept bateaux qui ont amené 1,600 Acadiens en 1785. En1762, le Traité de Fontainebleau avait cédé la Louisiane à l’Espagne, avec la prise officielle en 1764. Les habitants n’ont appris la nouvelle qu’en 1766 avec l’arrivée d’Antonio de Ulloa comme gouverneur. N’entendant pas de cette oreille, la Rébellion de 1768 contre le régime espagnol a fini par susciter son départ. Ce n’était qu’une victoire pyrrhique. On doit classer son renvoi sous la rubrique « il faut faire attention à ce qu’on demande, on risque de l’avoir », car son remplacement, Alejandro O’Reilly, dit le Sanglant, a fait pendre les six chefs de la rébellion, tous des notables de la ville, dans une rue qui s’appelle aujourd’hui « Frenchmen Street ».

Les relations se sont améliorées à tel point que la période espagnole était la plus prospère de notre histoire coloniale. C’est grâce à l’introduction des vaches espagnoles qu’on a une industrie du bétail asteur. Les Isleños, les descendants des habitants des îles Canaries, sont arrivés sur la demande du gouverneur Gálvez entre 1778 et 1779 en aussi grand nombre que les Acadiens. Beaucoup se sont installés à la Terre-aux-Bœufs, aujourd’hui la paroisse Saint-Bernard et on peut trouver leurs installations dans d’autres paroisses, notamment à Valenzuela en Lafourche et Galvez en Ascension. La Nouvelle-Ibérie a été fondée par un autre groupe espagnol, les Malagueños. Ils ont tous fait des contributions à la langue française en Louisiane avec des mots comme pelote pour balle ou tchaurisse, une sorte de saucisse.

Leur plus grand apport était des gens comme le jockey Randy Romero, le peintre George Rodrigue et le musicien Joe Falcon, parmi bien d’autres. Avec sa femme Cléoma Breaux, Falcon, descendant de Cristóbal Falcón, était le premier à enregistrer une chanson cadienne, « Allons à Lafayette ». Malgré les controverses actuelles, je me demande quelles contributions cette nouvelle génération d’Hispaniques fera à la culture d’Acadiana.

mercredi 31 octobre 2018

Quelques réflexions sur l’adhésion de la Louisiane à l’OIF https://astheure.com/2018/10/31/filiere-louisiane-16/


Quelques réflexions sur l’adhésion de la Louisiane à l’OIF

La nouvelle est arrivée, comme il se doit de nos jours, dans un Tweet : « @OIFfrancophonie. Bienvenue à la #Gambie, à l’#Irlande, à la #Louisiane (É. U.) et à #Malte comme observateurs de la Francophonie! #SommetEVN2018. ». Depuis que le dossier de candidature fut posé en avril, on attendait avec impatience son acceptation. Je n’avais pas de vraies craintes qu’on soit rejeté, mais comme l’histoire de la Louisiane francophone est remplie de rendez-vous manqués, l’ombre du doute planait quelque part au fond de mon esprit. Cette annonce tant attendue a résonné en moi comme le soulagement d’une démangeaison de longue date. J’ai attendu ce moment depuis que j’ai appris le mot Francophonie et ce qu’il représentait. Comme le hasard fait bien les choses par fois, notre candidature a été acceptée en même temps que les Festivals acadiens et créoles reconnaissaient les contributions d’un monsieur que l’histoire aurait pu oublier si ce n’était pas pour le travail de plusieurs personnes. Caesar Vincent était un simple fermier dans la paroisse de Vermillon qui gardait dans sa mémoire des dizaines et des dizaines de chansons dont certains remontaient au Moyen-Âge. Elles étaient transmises de bouche à l’oreille pendant des siècles. Quelqu’un lui a montré ces chansons, tout comme ces gens ont appris de quelqu’un d’autre. Pour une raison ou une autre, il ne les a pratiquement pas transmises à personne, malgré le fait qu’il ne se gênait pas de les chanter à tout moment, même dans des circonstances les plus inappropriées. Si Harry Oster et Catherine Blanchet ne l’avaient pas enregistré à deux occasions différentes dans les années cinquante, on n’aura pas le trésor qu’on peut entendre encore aujourd’hui.

Quand je suis rentré de mon premier séjour en France grâce au CODOFIL en 1982, je pouvais enfin parler en français avec le seul grand parent qui me restait, ma grand-mère paternelle, Estella Pitre Cheramie. Cette femme que j’avais toujours entendu s’exprimer dans un anglais approximatif et, à vrai dire, un peu embarrassant pour moi, s’était transformée en une des personnes les plus drôles et éloquentes que j’ai jamais connues. Par exemple, une fois je l’avais prise dans ma voiture pour l’amener je ne me rappelle plus où. La circulation était lente, presqu’arrêtée. Je lui dis, « Le monde va doucement, hein? » Elle me répond, « Ouais, le monde est après naviguer leur char comme des crabes molles! » Encore aujourd’hui j’appelle des conducteurs qui roulent trop lentement des crabes molles. Il y a tout un aspect de sa vie que je n’aurais jamais connu si ce n’était pas pour l’effort d’une poignée de gens pour ramener le français en Louisiane du bord du précipice avant qu’il tombe dans l’oubli.

Je ne sais pas pourquoi M. Vincent n’a pas appris ses chansons aux gens autour de lui, mais je peux imaginer qu’une grande partie est due au fait que pas beaucoup de gens avaient envie de les apprendre. Encore aujourd’hui, qui a le temps, voire la durée d’attention, d’apprendre une chanson à vingt-cinq couplets? Il était bien populaire dans les veillées d’autrefois, avant que la télévision ne devienne l’agente d’assimilation vers la culture anglo-américaine, avant que l’industrie pétrolière ne fasse la promesse d’une vie meilleure que celle d’un fermier de subsistance, avant que les petits Louisianais n’étaient bûchés à l’école et obligés d’écrire ces « sacrées lignes » pour avoir parlé une langue qui leur était transmises depuis la nuit des temps. Grâce à une technologie nouvelle à l’époque, la bande magnétique, nous avons une collection de ses chansons que des artistes contemporaines ont ré-imaginées et réinventées sous forme numérique. La chaîne de la transmission de notre culture à plusieurs égards est cassée irrémédiablement à cause de l’arrivée brutale de la modernité; grâce à d’autres technologies, on a pu sauvegarder quelques graines à planter pour la prochaine récolte.

« C’est bien beau tout ça, mais quel est le rapport avec la Louisiane et l’OIF? » vous êtes sans doute en train de vous demander. Comme on a vu, la technologie n’a rien de mal en soi; tout dépend de comment on l’utilise. Internet et les médias sociaux jouent déjà un grand rôle pour les jeunes Francophones louisianais qui ont le plus à gagner de notre statut de membre observateur.
L’entrée de la Louisiane au sein de l’OIF est comme ce disque compact que j’ai acheté. J’entends les échos de la voix d’un homme né au XIXe siècle qui reçoit enfin sa juste reconnaissance au XXIe. Avec la Louisiane assise à la table de la Francophonie, j’entends la résonnance de la joie et des peines, des pleurs et des rires, des histoires et des mythes d’une langue française en Louisiane qui a failli se voir reléguée aux oubliettes. On est assis à la table des grands, tout faraud, tout faquin, et tout fier à servir notre gombo aux autres conviés, à prendre des nouvelles des cousins lointains, à découvrir de nouveaux amis, à faire le bilan et à planifier un meilleur demain pour nous et pour nos enfants, tout en français.

lundi 1 octobre 2018

Une place à la table, enfin! Publié deans Acadiana Profile, octobre-novembre 2018


Une place à la table, enfin!

Pour clore cette série célébrant le 50e anniversaire du CODOFIL, j’aimerais vous poser une devinette : Trouvez l’intrus parmi l’Argentine, la Corée du Sud, la Pologne, la Louisiane et l’Ukraine. Si je vous demandais quel pays n’était pas membre observateur de l’Organisation Internationale de la Francophonie qui compte parmi ses membres la France, le Canada et la Belgique, lequel choisiriez-vous? Contre tout bon sens, la réponse correcte, c’est la Louisiane. Étonnant, non? Malgré une population francophone, une agence d’état dédiée à la langue française, des programmes d’immersion française, des émissions de radio, une production musicale chantée en français et sa présence à plusieurs sommets de la Francophonie en tant qu’invitée spéciale, la Louisiane n’était pas, aux yeux de l’OIF, un pays francophone à part entière. Enfin, jusqu’à présent, si on avait une place à la table, c’était la table d’enfants et pas celle des grands. Mais, il y a du changement dans l’air alors que le CODOFIL s’embarque sur la prochaine phase de son histoire

La nouvelle directrice, Peggy Feehan, dévoile les grands axes de son avenir : L’immersion va continuer son expansion dans la paroisse Lincoln, à Shreveport, aux Natchitoches et, après tant d’années d’effort, même dans la paroisse Vermillon, une des plus francophones de l’état; on va renforcer la formation de nos propres enseignants en immersion – UL-Lafayette aura bientôt une maîtrise d’éducation en immersion – ainsi diminuant notre dépendance sur la générosité des étrangers; et, en même temps, on va transformer les étudiants francophones aussi en professionnels francophones en développant les débouchés vers d’autres métiers que l’enseignement. Puisque nous avons une jeunesse qui n’a pas honte de parler français, nous pouvons envisager un destin sans contrainte et sans entrave. En effet, autrefois confrontés à l’opprobre quand ils parlaient français en public, les Francophones louisianais de nos jours peuvent se parler sans craindre des insultes. Au contraire, souvent les autres expriment leur regret de ne pas parler français. Qu’importe qu’on ait moins de Francophones au XXIe siècle, ceux qu’on a parlent sans complexe et sans se soucier si c’est le « bon » français ou pas.

Mais la plus grande transformation pourrait avoir lieu les 11-12 octobre à Erevan en Arménie lors le prochain sommet quand l’OIF va décider si, oui ou non, la Louisiane mérite une place à la table des grands. La demande officielle était faite au printemps dernier, il ne reste plus qu’à attendre. Dans la conclusion du dossier, on peut lire, « Plus que jamais, la Louisiane reconnait que sa francophonie est une ressource naturelle et renouvelable. Elle constate, toutefois, que sa durabilité et son succès futurs dépendront des relations qu'elle entreprendra avec la Francophonie internationale, dont elle compte s'inspirer des modèles sociaux, politiques, économiques, professionnels et culturels de ses partenaires. La Louisiane est prête à prendre sa place à la table. » Dans cinquante ans, le CODOFIL a soulevé le voile sur une culture et une langue qui sont restées longtemps honnies et cachées et qui ne désirent qu’une chose, c’est de vivre sa vie en français au grand jour avec le reste de la famille.

lundi 13 août 2018

Le Hantage, ouvrage de souvenance, de Nathan Rabalais. Publié en ligne à astheure.com



Le Hantage, ouvrage de souvenance

Rabalais, Nathan, Le Hantage, ouvrage de souvenance, Les Cahiers du Tintamarre, Shreveport, 2017, 123 p.

En tapant le titre de ce livre, mon correcteur automatique le souligne avec un trait rouge et crénelé signalant un affront impardonnable aux règles convenues de l’orthographie française. Ayant l’habitude de ce genre de reprise grammaticale grâce à mon penchant pour les mots et expressions en français que la France a oubliés ou n’a jamais connus, je ne l’ai pas pris comme un défaut dans mon éducation. D’ailleurs, j’ai déjà rajouté une pléthore de vocables à ce Grévisse virtuel, m’évitant ces fâcheuses rencontres avec la police de la grammaire. Néanmoins, ce mot, Hantage, m’est une nouveauté, ne le trouvant même pas dans le dictionnaire du français louisianais. Et pourtant, en le voyant sur la couverture élégante de ce somptueux volume, aux allures plus de bande dessinée ou de beau livre que de recueil de poésie, j’ai compris instantanément son sens.

Ce hantage, comme une hantise, une pensée qui ne vous lâche pas, comme un fantôme familier qui vous accompagne depuis toujours. En guise de mise en scène dans le « Prologue en prose », il nous l’explique. On apprend que hantise, vient « d’un vieux mot norrois (heitmas) voulant dire retour à la maison ». Le chemin de retour est pavé de pierres glissantes; vous risquez de trébucher presqu’à chaque pas. Le travail de la souvenance est long et laborieux, rapiéçant les divers étouffes de la mémoire, vécues et imaginées, héritées ou fabriquées, entières ou déchirées. Un travail de réassemblage, de réunification d’une parole pensée et parlée avec une écriture semblable à un propriétaire exproprié de son juste héritage qui cherche la justice. Il affront, par ses propres moyens, celle qui l’a déshérité, l’écriture même. Les tables sont tournées et dans un tour de tables, la boucle est bouclée.

Mot inventé par l’auteur, mais comme les paroles incluses entre les couvertures et entre les photos envoûtantes de son frère (David Rabalais), il relève d’une tradition qui se renouvelle à chaque lamentation de sa mort imminente, celle des langues et cultures de la Louisiane francophone. Le hantage donc. Comme l’image du cimetière Saint-Louis qui l’accompagne, ce mot renvoie le lecteur, dès sa première vue du livre, à cet univers mythique et mystique de la Louisiane. On cite Faulkner souvent, non sans raison, à propos du passé qui n’est pas mort. Ce que Faulkner voulait dire sans doute, et ce que l’on trouve tout le long du Hantage, c’est qu’on vit dans un monde hanté, non tellement dans le sens macabre de l’adjectif, mais dans le sens de « fréquenté ». La poésie de Rabalais est comme une petite ballade à travers les allées des mausolées de vieilles connaissances qui vous donnent de leurs dernières nouvelles, pour vous dire au fait qu’ils n’ont pas quitté ce bas monde. Par exemple, dans « Pas perdu(s), on lit :

Mes pas s’effacent derrière
mais pas ces faces statuaires
qui me suivent sans grouiller
qui me forcent à rôdailler

La marche continue
avec un esprit confus
Je suis pas perdu
si la route est inconnue

Le choix du langage est aussi intéressant que celui de l’image. Rabalais, en digne héritier de la langue de Rabelais, joue avec les mots dans une lutte épique entre l’anglais et le français, comme dans « Mississippi rêveur » où l’auteur retourne pour que l’eau emporte les fatras de son esprit.

            Le Mississippi rêveur m’appelle encore
            Pour contempler et lutter
Contre tant de paresse et les
Contretemps qui paraissaient être
Tout ce qui reste de cette mess

Entre mess et messe, Rabalais écrit cette zone marécageuse où les eaux se mélangent, notamment là où le Père des eaux se prélasse après son long voyage à travers le continent, déposant un peu de terre de tout l’ancien territoire autrefois nommé Louisiane qui, aujourd’hui, se jette au fond du gouffre du golfe du Mexique. Ce que ces eaux déposent constitue sa fondation boueuse mais fertile. Tout ce qui reste de ce désordre est une nouvelle configuration des éléments d’une messe solennelle en jeu ludique. Tel est le propre des dignes héritiers d’une langue française extra-hexagonale qui pré date la fondation de l’auguste Académie française. Le poids de sa vraie histoire, une fois qu’on se l’est réappropriée, telle la découverte d’un secret de famille, peut se faire insupportable.

D’ailleurs, Rabalais cherche à déposer ce fardeau. Dans « La Charge », il déclare qu’un des plus grands crimes :

c’est
            pas se pardonner
c’est
            pas continuer
c’est
            rester dans la boue
c’est
            être un bâton dans les roues.

Il donne un sens moral à ce double mouvement de rassembler et de lâcher, de se remémorer et d’« Une belle oubliance ». « C’est ta belle oubliance qui me guide asteur ». Être conscient du fait que ce projet littéraire risque de l’engloutir dans la vague d’un contre-courant donne une force inouïe à l’ensemble de l’ouvrage de Rabalais. Il est aussi plein de petits clins d’œil, des à-côtés jetés sur la page avec insouciance, mais lourds de sens, trop nombreux à énumérer ici, mon préféré étant, « Le reflux global ». Je ne sais pas si Rabalais compte lancer un manifeste artistique – ce serait pas trop mal – mais son art, manifestement, va à l’encontre des idées convenues sur l’orthographe et la grammaire françaises qui donnent des urticaires à mon correcteur automatique. Même l’idée d’à quoi un livre de poésie doit ressembler est jetée aux orties.

Alors, Clic droit, ajouter au dictionnaire, je dépose le hantage dans le vocabulaire franco-louisianais, effaçant l’effrayant trait rouge, et Le Hantage rejoint le corpus d’une littérature francophone charriée par la « marée noire/d’une mémoire qui me noie ».


https://astheure.com/2018/08/13/filiere-louisiane-14/

lundi 30 juillet 2018

Barry Jean Ancelet/Jean Arceneaux : Le professeur, le loup-garou et le poète lauréat, publié dans Acadiana Profile août-sept 2018


Barry Jean Ancelet/Jean Arceneaux : Le professeur, le loup-garou et le poète lauréat

Aux débuts du CODOFIL, James Domengeaux n’a pas caché le fait qu’il privilégiait l’enseignement du français « standard » au français louisianais car ce dernier n’était pas une langue écrite. Malgré un passé littéraire qui comptait de nombreux écrivains talentueux, aucun Louisianais francophone n’avait publié depuis belle lurette. Un jeune activiste de l’époque qui plaidait pour le respect du français local devait admettre le manque d’écrits récents dans ce langage qui se transmettait de bouche à l’oreille depuis des générations, faute surtout d’éducation en français. Ne se laissant pas abattre, suite à une inspiration venant d’une lecture publique de poésie des plus grands poètes francophones en Amérique du Nord au Québec en juillet 1978, Barry Jean Ancelet commence à contacter d’autres activistes pour voir s’ils n’avaient pas quelques textes en français fourrés au fond de leurs tiroirs. Bientôt, il organise une version louisianaise de cette soirée québécoise, « Paroles et musique ». En peu de temps, il avait assez de textes et avec l’aide de son ami d’enfance Zachary Richard, il a trouvé un éditeur québécois qui voulait bien publier un recueil, « Cris sur le Bayou », où huit auteurs louisianais ont écrit en français. On peut y trouver des paroles de chansons, de la prose courte et, notamment, des poèmes d’un certain Jean Arceneaux dont un qui s’intitule « Schizophrénie linguistique », devenu célèbre par la suite.

Quand le livre sort, Ancelet prend une copie et se présente devant M. Domengeaux qui insiste toujours que le français de chez nous a moins d’intérêt car ce n’est pas écrit. Sur ce, Ancelet sort de derrière son dos sa copie et le lance sur le bureau en annonçant qu’asteur, c’était écrit. Interloqué, Domengeaux le ramasse, feuillète les pages et, au bout d’un moment, lui dit de partir en laissant le livre. Dans le temps de le lire, Domengeaux avait changé d’avis sur l’importance du français louisianais en voyant qu’il avait reçu ses lettres de noblesse de ses humbles écrivains en herbe. Depuis, il n’est plus question de douter du fait que ce français-là avait sa place parmi les autres variétés qu’on peut trouver partout dans le monde où le français se pratique à l’oral comme à l’écrit.

De la sorte, la publication de « Cris sur le Bayou » lance la carrière de deux écrivains : l’un s’appelle Barry Jean Ancelet, un universitaire qui écrit des livres érudits sur le folklore louisianais francophone; l’autre est Jean Arceneaux, un poète maudit dans le genre de Rimbaud avec une fâcheuse habitude de se transformer en loup de temps en temps. Ancelet a formé une génération de folkloristes; Arceneaux a inspiré une grande meute de poètes. Quarante ans après cette première « Paroles et musique » Barry Jean Ancelet/Jean Arceneaux se voit nommé le deuxième Poète lauréat de la Louisiane francophone, se succédant à son ami Zachary Richard, prouvant une fois pour toutes que le français louisianais est bel et bien une langue prestigieuse. Il suffisait de se donner la peine de l’écrire.

vendredi 1 juin 2018

Dr William Arceneaux, l’Héritier légitime, publié dans Acadiana Profile, juin-juillet 2018


Dr William Arceneaux, l’Héritier légitime

Sur la photo du fondateur du CODOFIL, on lit la dédicace suivante : « Le 11 avril 1984: À mon cher et estimé ami Wm « Bill » Arceneaux, le vrai chef de file dans l’éducation de l’état et qui a aussi la responsabilité de sauver la langue française pour la Louisiane et les États-Unis. James Domengeaux, CODOFIL » Avec une telle marque de confiance, on discerne sa désignation comme l’héritier légitime. Il a toutefois fallu attendre presque 27 ans pour qu’il devienne son quatrième président. Entretemps, il a bâti une carrière impressionnante dans le monde de l’éducation avant d’enfin se tourner pleinement vers la sauvegarde du français en Louisiane.

Originaire du village de Scott, Arceneaux est devenu historien avec des diplômes de USL et de LSU. De cette dernière université, il a obtenu en 1969 un doctorat dans le domaine de l’histoire et de la politique de l’Amérique latine. Trois ans après, il fut nommé directeur exécutif du Conseil de coordination de l’éducation supérieure. Dans trois ans encore, il fut nommé Commissaire de l’éducation supérieure auprès de la Commission des régents de la Louisiane, un poste qu’il a tenu jusqu’en 1987. Puis, pendant vingt ans, il a servi comme président de l’Association louisianaise des universités indépendantes. C’est la seule personne à avoir représenté à la fois les intérêts des universités publiques et privées en Louisiane et aux États-Unis.

Pendant ces années, il a travaillé avec de nombreuses organisations professionnelles directement ou indirectement impliquées dans la promotion de la langue française dans l’éducation. Si ce n’était pas assez, il a aussi veillé aux intérêts des étudiants empruntant de l’argent en servant sur la commission Sallie Mae. Le Président Clinton l’en a même nommé président de 1993 à 1997. Quand Arceneaux a été élu président du CODOFIL en janvier 2011, il avait déjà dressé, tout comme Domengeaux avant lui, un palmarès professionnel admirable. Il lui restait néanmoins encore beaucoup de projets à réaliser.

Comme nos partenaires internationaux l’ont fait comprendre dès son arrivée au poste, l’heure était venue pour que la Louisiane commence à se sevrer des enseignants étrangers que ces gouvernements nous avaient si généreusement fourni depuis le début. Ses talents d’historien et de chef de file en éducation étaient en pleine évidence quand il a créé « L’Escadrille Louisiane », un programme pour former en plus grand nombre des profs louisianais de français. Nommé en souvenir de « L’Escadrille Lafayette », un groupe de 200 pilotes américains qui se sont portés volontaires en France pendant la Grande guerre, la France accueille chaque année, grâce à cet échange, des Louisianais qui enseignent l’anglais et, en même temps, qui travaillent vers une certification louisianaise en français. On compte déjà des anciens boursiers dans nos classes d’immersion française.

Depuis l’arrivée d’Arceneaux, les programmes d’immersion sont de nouveau en pleine expansion avec l’addition récente des paroisses de la Pointe-Coupée et d’Évangéline. Il a fallu du temps, mais la prophétie de Domengeaux semble se réaliser, mettant le CODOFIL sur le bon chemin pour ses prochains cinquante ans.

vendredi 30 mars 2018

Warren Perrin, à la poursuite de la justice. Publié dans Acadiana Profile avril-mai 2018


Warren Perrin, à la poursuite de la justice

Il est vrai que la vérité sort de la bouche des enfants. En apprenant l’histoire du Grand Dérangement, le jeune fils d’un avocat cadien demande à son père tout innocemment si ses ancêtres acadiens n’étaient pas des criminels puisque la loi anglaise l’avait décrété ainsi en les expulsant de l’Acadie, rebaptisée Nouvelle-Écosse. Cette remarque a déclenché la transformation de Warren Perrin en militant culturel et éventuellement en troisième président du CODOFIL de 1994 à 2010, en passant par celui qui a défié la couronne anglaise. Auparavant, il était juriste à succès avec un grand cabinet à Lafayette et un petit bureau dans son village natal d’Erath dans la paroisse de Vermillon. Cette simple question posée en 1988 l’a poussé, après de longues négociations avec les représentants de la Reine Elizabeth II, à obtenir en 2003 des excuses officielles pour la déportation des Acadiens.

Le mandat de Perrin était marqué par l’expansion des programmes d’immersion et la bataille contre des stéréotypes négatifs des Francophones louisianais. Selon lui, son objectif principal était de réunir et d’attirer l’attention sur les Francophones louisianais au niveau de l’état et à l’international. Un de ces premiers actes était de rassembler le temps d’un weekend plusieurs individus importants dans les mouvements culturels francophones. Se référant à une organisation acadienne d’autrefois, la Patente, il s’est mis à l’écoute des gens pour savoir dans quelle direction il devrait pousser le CODOFIL. Il a notamment mené, et mène toujours, un combat contre l’utilisation d’un terme, encore largement répandu dont l’origine même est controversée, désignant le derrière d’un chaoui comme symbole de tout un peuple.

Il a servi quatre gouverneurs et était à l’origine de la création de la section francophone du barreau louisianais. Il a représenté la Louisiane à cinq Sommets de la Francophonie. Pour son premier, à Hanoï en 1997, il a voyagé dans l’avion du Président français Jacques Chirac qui, dans sa jeunesse, avait conduit un taxi à la Nouvelle-Orléans. Selon Perrin, le Congrès Mondial Acadien 1999 était un moment clé dans le développement d’une idée d’appartenance à une francophonie mondiale basée sur les liens de parenté et d’amitié. Plusieurs associations familiales formées à l’occasion existent encore, comme la Famille Beausoleil Broussard qui est à l’origine du Projet Nouvelle-Acadie. En tissant ces liens, Perrin a réduit l’isolation culturelle et linguistique des Louisianais francophones et a ouvert de nouveaux horizons vers l’avenir.

Développer le tourisme culturel, apprendre le français aux enfants et restaurer la fierté dans notre culture francophone; voilà les grands objectifs qu’il a visés et qu’il a atteints. Il est toujours actif dans la culture avec le Projet Nouvelle-Acadie qui cherche l’endroit exacte où est enterré quelqu’un d’autre qui a défié la couronne, Beausoleil Broussard, dont il est descendant. Auteur de bientôt neufs livres sur l’histoire acadienne en Louisiane, Perrin s’est construit une autre œuvre autour de la fierté d’être cadien et francophone qu’il veut transmettre à une nouvelle génération. Tout ça, pour prouver à son fils, et à nous tous, qu’on n’est pas des criminels aux yeux de la loi.

jeudi 1 février 2018

Dr John Bertrand, l’homme qu’il fallait. Publié dans Acadiana Profile février-mars 2018

Dr John Bertrand, l’homme qu’il fallait

Après la mort de Jimmie Domengeaux en 1988, l’avenir du CODOFIL ne semblait pas assuré. Son fondateur lui-même avait exprimé quelques doutes sur la survie de cette organisation qu’il avait portée sur ses épaules depuis sa création en 1968. L’élan initial s’était essoufflé, l’état sortait péniblement d’une récession économique dévastatrice et l’éducation était en pleine évolution. Pour que cette agence unique puisse se pérenniser et se forger une identité séparée de celle de son fondateur, il fallait désigner un successeur capable de combiner l’expertise d’un éducateur chevronné, le savoir-faire d’un administrateur respecté et la vision d’un homme d’état. S’il avait fallu construire ce remplaçant hypothétique à partir de ces éléments, on aurait quand même fini par trouver le Dr John Avery Bertrand.

Né au Texas, sa mère repart bientôt vivre en Louisiane où la jeune veuve inculque à sa famille le sens du travail. Bertrand s’est vite distingué sur le plan scolaire, finissant son diplôme de l’école secondaire avec honneurs à l’âge de seize ans. Quelques temps après, il s’est enrôlé dans la Garde côtière pendant la Deuxième guerre mondiale. En 1946, retrouvant la vie civile, il s’est marié avec sa bien-aimée, Ella Mae Simar. Profitant de la législation sur les anciens combattants, il s’est inscrit à l’Institut du sud-ouest de Louisiane (aujourd’hui UL-Lafayette) d’où il a encore gradué avec honneurs. Ensuite, il a reçu une maîtrise de LSU et enfin un doctorat de l’Université du Texas à Austin en 1966. Tout en poursuivant ces diplômes, il se faisait la réputation d’un enseignant juste et innovateur, contribuant à sa montée dans le monde de l’éducation.

Après vingt ans de carrière, il s’est fait nommer Surintendant de la paroisse d’Acadie. Pendant son mandat de dix-neuf ans, il a fait construire de nouvelles écoles, a rénové les autres et a adopté les approches éducatives les plus progressistes. Il a même réalisé un exploit inouï pour l’époque : sous sa tutelle, la paroisse d’Acadie a réussi l’intégration raciale sans incident. Il a même inscrit sa propre fille dans une école intégrée, faisant preuve de son engagement. À sa retraite en 1984, son impact était immense et se fait sentir encore aujourd’hui.


L’année précédente, il avait été élu au conseil d’éducation pour la Louisiane, le BESE, où il a servi pendant seize ans. Il a réformé les qualifications des enseignants et les exigences de graduation des élèves, parmi beaucoup d’autres améliorations. De cette position, il a pu mener une politique en faveur du français qui a grandement contribué à son expansion dans les écoles, notamment la création des programmes d’immersion dont le plus vieux à Prien Lake Elementary existe encore. Son mandat de président du CODOFIL, qui a duré jusqu’en décembre 1993, était l’extension naturelle d’une vie dédiée au respect et au progrès de l’autrui. Il a fallu un homme de la trempe du Dr Bertrand, décédé en 2013, pour mener le bateau du CODOFIL dans les eaux incertaines de l’après-Domengeaux, un homme qui savait manœuvrer entre les mondes de l’éducation et de la politique.