dimanche 1 décembre 2019

La Christine / Quand une orange était un beau cadeau publié dans Acadiana Profile, Déc.-Jan. 2019-20


La Christine / Quand une orange était un beau cadeau

Avant que le Santa Claus qu’on connaît aujourd’hui avec sa tenue rouge et blanche n’apparaisse, les enfants de l’Acadiana n’attendaient pas le Père Noël, transporté dans une pirogue tirée par douze cocodries, le soir du 24 décembre comme on pourrait croire. Il n’y a pas trop longtemps passé, Noël était strictement une fête religieuse et solennelle, avec la messe de minuit célébrant la naissance du bébé Jésus et peut-être une veillée en famille. Ce n’était que des années après avec l’américanisation que la pratique d’échanger des cadeaux ce jour-là est devenue la norme. D’ailleurs, c’est à ce moment que le mot « Chrismusse », emprunté du mot anglais Christmas, a paru en français louisianais, afin de le distinguer de la fête religieuse. Les enfants attendaient quelqu’un pendant les fêtes de fin d’année, mais ce n’était pas un homme et ce n’était pas Noël. Ils attendaient la Christine le 31 décembre.

La Christine ne laissait pas de bébelles ni de linge neuf ni de bicyclettes, mais des fruits, des noix et, parfois pour les plus chanceux, des bonbons ou peut-être même quelques sous. Les oranges étaient une denrée rare à trouver le jour de l’an dans un chausson et un petit soulier. Sur sa mode de transport, la légende est muette, mais on croit savoir comment elle est arrivée en Louisiane. Tout comme le sapin de Noël qui est d’origine allemande, les folkloristes croient que ce sont les immigrants « allemands » de l’Alsace-Lorraine qui ont amené « Das Christkind ». À l’oreille française, l’enfant Christ est devenu la Christine.

Au fur et à mesure que la tradition de Santa Claus s’est imposée, la Christine s’est transformée en Mme Claus et ses étrennes de la Saint-Sylvestre ont arrêté chez la plupart des familles. La Christine n’a pas complètement disparu quand même. Certaines parties d’Acadiana ont gardé le souvenir de son nom et la pratique de distribuer des sous le jour de l’An avec la salutation « Bonne année, gros nez. Fouille dans ta poche et donne-moi de la monnaie! » Je ne sais pas si la Christine avait un gros nez, mais un autre personnage folklorique associé avec cette époque de l’année est caractérisé par la longueur d’une partie de son corps.

Madame Grands Doigts est plus ambigüe car, selon les régions, elle peut être méchante ou gentille. Tantôt c’est une sorcière qui vole les enfants pas sages et les mange, tantôt c’est elle qui laisse des fruits et des noix, soit la veille de Noël, soit le Jour de l’An. La légende que j’ai entendue, c’est la Christine qui amène les étrennes le Jour de l’An, mais, si l’enfant n’a pas été sage entretemps, Madame Grands Doigts vient le 6 janvier, la fête de l’Épiphanie et le début de la saison de Mardi Gras, reprend les cadeaux et laisse un morceau de charbon. La Christine, avec sa générosité, sa gentillesse et son mystérieux, pourrait revenir à la mode et surveiller les enfants à la place de ce petit lutin sur l’étagère.

mardi 1 octobre 2019

Les musiciennes sur scène. Publié dans Acadiana Profile, Oct/Nov 2019


Les musiciennes sur scène / Festivals acadiens et créoles célèbrent les musiciennes et les 90 ans de « Jolie Blonde ».

Jolie Blonde de
George Rodrigue
« Dans ce temps-là, si une femme chantait dans un groupe, le monde pensait pas grand-chose d’elle, mais j’étais avec ma tante, mon oncle et mes parents alors ça pouvait dire à rien. » Dans le documentaire « J’ai été au bal », Solange Marie Falcon exprimait l’opinion générale lorsqu’on voyait des musiciennes sur scène dans sa jeunesse. Pourtant, sa tante était Cléoma Falcon qui, avec son mari Joe, a enregistré le premier disque de musique cadienne en 1928. Ce n’était décidemment pas la place d’une femme, même en compagnie de sa famille. Le rôle traditionnel des femmes dans la musique a surtout été dans les foyers où l’on passait les soirées à chanter et à écouter des ballades passées de mère en fille, même si on ne les acceptait pas en public. Les chansons préservées par Lula Landry, Inez Catalon, Agnès Bourque et bien d’autres font partie maintenant du répertoire contemporain. Aujourd’hui, on assiste à une nouvelle vague de musiciennes, mais il a fallu longtemps avant que plus de femmes n’arrivent sur scène.

Sheryl Cormier, la reine de l’accordéon cadien, fait figure de pont entre les deux époques. Sa carrière – qui a commencé en jouant avec ses parents, sa mère jouait les tambours – a traversé six décennies et a été couronnée plusieurs fois, notamment par l’Association de la culture cadienne et le Temple de la Renommée de la musique louisianaise. Récemment elle a reçu le Prix de l’héritage acadien lors de la dernière journée de la culture acadienne à Vermilionville. Les Magnolia Sisters ont aussi préservé ce lien entre le passé et le présent.

Si elles ont encouragé d’autres femmes à trouver leur voix, certaines attitudes néanmoins ont persisté. Kristi Guillory, musicienne dès son jeune âge et co-fondatrice du groupe « Bonsoir, Catin » a longtemps lutté pour qu’on la prenne au sérieux et ne pas être un simple objet de curiosité. Christine Balfa, fille du « parrain » de la musique cadienne Dewey Balfa, enceinte de son premier enfant, venait juste de finir quatre heures de spectacle avec son groupe « Balfa Toujours » quand un monsieur lui a demandé si elle attendait un garçon ou une fille. En entendant que c’était une fille, il a déclaré, « Tant pis. Il aurait pu être musicien. » Dix-sept ans après, cette fille, Amelia Powell, prend sa place parmi une nouvelle génération de musiciennes qu’on peut trouver dans des groupes comme T-Monde, les Sœurs Babineaux, Sweet Cecilia, les Daiquiris Queens et j’en passe.


En plus d’honorer toutes ces femmes, les Festivals acadiens et créoles marquent les 90 ans de ce qui est considéré comme l’hymne national des Cadiens, « Jolie Blonde ». Titrée à l’origine « Ma Blonde est partie », les Frères Breaux étaient les premiers à l’enregistré avant qu’elle ne se métamorphose en l’archétype féminin que l’on reconnaît dans d’autres chansons. Là depuis le début, mais pas toujours reconnues, les femmes de la musique cadienne, en mythe ou en réalité, ne nous ont jamais « quitté pour s’en aller ».

jeudi 1 août 2019

Le Congrès Mondial Acadien 2019 / Vingt-cinq ans de congrès, Publié dans Acadiana Profile, août-septembre 2019


Le Congrès Mondial Acadien 2019 / Vingt-cinq ans de congrès


En 1604, Pierre Dugua de Mons a fondé une colonie française sur l’île Sainte-Croix, aujourd’hui dans l’état du Maine. Après un hiver meurtrier, il l’a déplacée de l’autre côté de la Baie Française (Fundy) à Port-Royal. De là est née l’Acadie qui, 390 ans plus tard, a célébré le premier Congrès Mondial Acadien dans la province du Nouveau-Brunswick en 1994. Entre temps, de nombreux événements historiques ont formé le peuple qu’on appelle les Acadiens, sans parler du tristement célèbre Grand Dérangement de 1755. Le sens de solidarité parmi celles et ceux qui se considèrent Acadiens ou d’origine acadienne s’est solidifié au fils des années autour d’autres rassemblements afin de déterminer leur propre destin en parallèle ou en dehors des instances politiques dominantes. L’histoire de l’Acadie est celle d’une survivance contre toute attente, ponctuée par de grandes rencontres.

À ce premier congrès, une délégation louisianaise a fait le pèlerinage vers l’Acadie pour retrouver ses lointains cousins. À vrai dire, ce n’était pas la première fois qu’on a fait le voyage; Dudley LeBlanc y avait amené des « Évangélines » dans les années trente. Les participants du CMA 94 étaient tellement emballés par l’idée de refaire le congrès chez nous dans cinq ans que le bureau du lieutenant-gouverneur a inclus le CMA 99 à la programmation des célébrations du tricentenaire de la fondation de la colonie de la Louisiane. De la sorte, les Acadiens du nord ont pu voir ce que c’est le mois d’août en Louisiane. Ils ont promis de revenir, mais à un autre moment dans l’année, en hiver par exemple quand la neige recouvre le sol chez eux. Par la suite, l’idée d’organiser le CMA tous les cinq ans a pris racine et nous sommes à présent à sa sixième itération.

Du 10 au 24 août 2019, vingt-cinq ans après le premier, le CMA aura lieu sur l’Île-du-Prince-Édouard et dans le sud-est du Nouveau-Brunswick. En plus des concerts et des réunions de famille -- les manifestations les plus populaires -- des rencontres artistiques et des conférences académiques autour de la jeunesse et des femmes sont aussi prévues. L’emphase de cette édition sera mise sur l’inclusion et la diversité. De la sorte, une grande place est réservée aux gens qui ont de fortes attaches en Acadie sans pour autant qu’ils soient Acadiens. Encore cette année, beaucoup de Louisianais feront le trajet. Côté musical, la Louisiane sera fièrement représentée par Zachary Richard, Wayne Toups, Roddy Romero, Cedric Watson, Sweet Crude et la famille Savoy.

La pérennité des congrès futurs assurée, le septième CMA est déjà en préparation pour 2024 avec la sélection du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, les communautés de Clare et d’Argyle, comme région-hôte. Le thème sera, « Venez vivre votre Acadie ». Les Acadiens, qu’ils le soient de naissance, d’héritage ou d’adoption, y seront en grand nombre, ainsi que les Louisianais. Ironiquement, il semblerait que plus le côté acadien de l’identité franco-louisianaise est mise en question en faveur d’un rapprochement à la créolité, plus la Louisiane et l’Acadie en tant que sociétés s’approchent.


25 ans du CMA | Une caravane de Cadiens se rend au Nouveau-Brunswick pour le CMA 1994

https://ici.radio-canada.ca/sujet/25-moments-emotion-cma/retrouvailles/document/nouvelles/article/1220573/cma-25-moments-caravane-louisiane-cadiens-1994










dimanche 2 juin 2019

La mousse espagnole. Publié dans Acadiana Profile juin-juillet 2019


La mousse espagnole / Signe de beauté et de santé dans les environs


Il est difficile d’imaginer un roman du genre gothique sudiste sans une seule référence à un chêne solitaire enrobé de mousse espagnole. Cette image est devenue presque une banalité, mais celle qui représente pourtant une vérité incontournable. Autant que le magnolia ou le grabot de coton, la mousse espagnole est une des plantes les plus emblématiques du Vieux Sud, surtout dans nos bayous.

On l’appelle aussi la barbe espagnole, apparemment en hommage aux longues barbes des Conquistadores, mais ce n’est ni une mousse, ni de la barbe. Elle est au fait membre de la famille des ananas et des broméliacées. Contrairement à ce que l’on peut croire, ce n’est pas un parasite, mais une épiphyte, ce qui veut dire qu’elle pousse sur d’autres plantes sans les gêner, comme font les orchidées. Elle contribue à la biodiversité, abritant de nombreuses espèces de vie animale, dont une araignée qui n’habite que dans cette plante. Elle pousse de jolies petites fleurs qu’on peut facilement rater et prend sa nourriture et son eau de l’air. C’est pourquoi on la trouve dans des zones humides sans trop de pollution aérienne. L’effet néfaste des fumées de voiture était plus grand avant l’interdiction du plomb dans l’essence. Depuis, la mousse espagnole se porte mieux en zones urbaines. Après avoir été considérée comme une source de malaria, les gens drapent la mousse dans leurs arbres dans l’espoir de la voir prospérer de nouveau.

À gauche, Lawrence Duet, propriétaire
du dernier moulin en Louisiane.
Il pèse une balle de mousse
avec un employé, 1970.
La mousse espagnole n’est pas seulement un joli ornement ou un signe de santé. Bien que pas aussi importante que le coton ou la canne à sucre, autrefois elle constituait néanmoins une industrie importante. À son apogée en 1936, 10,000 tonnes de mousse avec une valeur commerciale de 2,5 millions de dollars étaient récoltées à travers le sud. Plusieurs familles ont survécu à la Grande Dépression grâce à la mousse qu’elles ramassaient. Pour la commercialiser, il faut d’abord tremper la mousse dans l’eau deux ou trois semaines; l’extérieur gris meurt et tombe ensuite, révélant à l’intérieur un filament noir et robuste d’une grande utilité. C’est idéal pour des cordes, du rembourrage de sièges et de matelas, et surtout pour mélanger dans du bousillage, cette matière de construction de maison indispensable avant la climatisation. Les fibres empêchaient l’effritement des boues argileuses qu’on mettait dans les murs, créant ainsi une isolation parfaite pour notre climat humide. Les grandes quantités qu’Henry Ford achetait finissaient dans les sièges de ses Model T. Il paraît qu’il était moins intéressé par la mousse que par les boîtes en bois de cyprès dans lesquelles elle arrivait. Il utilisait les lattes pour fabriquer les panneaux et les tableaux de bord de ses véhicules. Il achetait ce bois précieux au prix d’un produit agricole qui ne nécessite aucun engrais, aucun arrosage.
Un Model T de Ford, certainement
avec de la mousse louisianaise dans
les sièges.

Quand les propriétaires du dernier moulin à mousse ont fermé les portes à Labadieville il y a quelques années, un chapitre de notre histoire s’est clos. Il nous reste de beaux chênes débordant de mousse espagnole qui attestent de la bonne santé de notre environnement. 

lundi 1 avril 2019

Cœur de pirate / Jean Lafitte : l’homme, le mythe, la légende. Publié dans Acadiana Profile avril-mai 2019




Il est né quelque part dans les années 1770, peut-être quelque part en France, peut-être à Saint-Domingue, peut-être ailleurs. Il est mort en 1823 ou en 1827 ou peut-être en 1857, en Honduras, au Mexique ou Dieu sait où. Il aurait grandi dans la Baie Baratarie; il aurait passé sa jeunesse sur les bateaux de son père. Ses grands-parents auraient fui l’Espagne parce qu’ils étaient juifs. Au fait jusqu’en 1804, on sait peu de choses sur le flibustier le plus célèbre, Jean Lafitte, quand on le retrouve sur son bateau, La sœur chérie, avec lequel il importe illégalement des esclaves en Louisiane du tout nouveau pays d’Haïti. Lui et son demi-frère Pierre s’installent à Baratarie, dans un endroit qu’on appelle le Temple, où ils commandent des milliers d’hommes et établissent un empire bâti sur la contrebande, la piraterie et la traite des Noirs. Grandissant à quelques encablures de là, j’ai toujours entendu parlé des trésors enfouis en bas d’un arbre, protégés par le fantôme d’un pirate sacrifié. Lafitte relève autant de la légende que de l’histoire, sinon plus.
Jean Lafitte


Il est surtout connu pour le coup de main décisif que lui et ses hommes ont porté à Andrew Jackson lors de la Bataille de la Nouvelle-Orléans à la fin de la Guerre de 1812, malgré le fait que seulement quelques semaines avant, les considérant comme des bandits sans foi ni loi, les commodores américains Patterson et Ross les avaient attaqués, saisissant leur butin. Pour le remercier une fois que la victoire garantissant la préservation de l’indépendance américaine face à l’Angleterre était acquise, Jackson a demandé un pardon pour Lafitte et ses hommes, ce que le Président Madison a donné. Ensuite, il quitte la Louisiane pour toujours et en 1816 s’installe dans une autre colonie de flibustiers plus à l’ouest sur la côte, devenue aujourd’hui Galveston. Deux ans plus tard, un ouragan décime la côte et Lafitte la quitte peu de temps après. Ensuite, on perd sa trace et il disparaît dans la légende. Certains racontent qu’il est en Angleterre dans les années 1840 où il aurait rencontré deux jeunes Allemands nommés Marx et Engels. Ces derniers lui auraient parlé de leurs théories sur le capitalisme et la classe ouvrière. Intéressé par ces idées, Lafitte les aurait subventionnés pendant qu’ils travaillaient sur Le Manifeste communiste. Jolie histoire, mais on ne sait pas comment l’homme qui a sauvé la jeune république américaine a fini ses jours.
Friedrich Engels et Karl Marx


Tant qu’il est vrai qu’on a plus à craindre de nos jours des pirates qui voguent sur Internet plutôt que sur le Golfe du Mexique, on n’est pas complètement débarrassé de ces loups de mer. Si on est un peu nostalgique de cette idée romantique qu’on se fait de Jean Lafitte et ses émules, on peut toujours aller au Festival louisianais des Pirates au Lac Charles au mois de mai. On y verra « Jean Lafitte et ses boucaniers » tenter de capturer la ville, au grand plaisir des spectateurs et des charités que ce festival soutient.


mardi 26 février 2019

La caouanne de Rabelais


François Rabelais était un auteur français du XVIe siècle. Il est connu pour une série cinq livres dont les personnages principaux s’appellent Gargantua, Pantagruel et Panurge. À travers leurs multiples aventures, Rabelais a donné de nombreux mots et expressions à la langue française comme « fais ce que tu voudras », la devise de l’Abbaye de Thélème, « les moutons de Panurge », pour désigner des gens qui suivent aveuglement au détriment de leurs propres intérêts et, sans doute sa plus célèbre, « le rire est le propre de l’homme ». L’adjectif « gargantuesque » est synonyme de gigantesque. L’adjectif « rabelaisien » dénote l’excès et l’exubérance au-delà des normes linguistiques, sexuelles ou épicuriennes. Si l’on ne lit presque plus ses livres – et c’est dommage car ils sont merveilleux dans tous les sens du terme – sa réputation comme créateur de personnages plus grands que la vie demeure intacte. Le critique littéraire Mikhaïl Bakhtine dans son œuvre sur Rabelais utilise le mot « carnavalesque » pour décrire les manifestations folkloriques de la culture populaire au Moyen-Âge qui renversait la hiérarchie dominante mises en scène dans ses livres. Afin de se libérer du carcan sévère que la monarchie et l’ecclésiastique leur imposaient, les gens donnaient libre cours à leurs désirs les plus débridés pendant la période de l’année précédant immédiatement le Carême. Il s’agit bien sûr des fêtes de Mardi Gras, connues aussi comme le Carnaval, quand un renversement des rapports de forces entre le sacré et le profane, entre les riches et les pauvres, entre les nobles et les paysans courent les rues, permettant à toutes les pressions sociales de s’échapper, soulageant le peuple et les permettant de se préparer pour les jours de pénitence du Carême.
Une caouanne des mers chaudes

En Louisiane, nous sommes les héritiers de cet héritage rabelaisien à plusieurs égards. Nous aimons la bouffe au-delà du raisonnable. Le français que nous parlons prédate la création de l’Académie française, avant que les normes grammaticales soient imposées par l’idée du « bon français ». L’exubérance de la parole sans entrave est caractéristique de notre parler. Nos blagues les plus célèbres de Boudreaux et Thibodeaux tournent autour du petit malin qui par son intelligence déjoue les gens plus grands et plus puissants qui essayent de profiter de lui. Certains mots faisant partie de notre quotidien, considérés archaïques en France comme « asteur », ont été écrits pour la première fois sur les pages signées Rabelais. Le Mardi Gras est probablement l’événement le plus central à notre identité culturelle. Sur le plan des mœurs, nous ne sommes pas exactement ce qu’on peut appeler puritains. Non, nous sommes les héritiers de cette tradition rabelaisienne qui croque la vie à pleine dent, qui fait des remarques souvent « déplacées » sans retenue mais toujours dans un esprit égalitaire de solidarité communautaire. On n’aime pas les gens qui « se croient », mais on ne laisse personne tomber trop bas non plus.


Un nouveau krewe de Mardi Gras qui rejoint cet esprit populaire, le Krewe de Canailles, a marché dans les rues de Lafayette pour la deuxième fois vendredi soir passé. Ingénieux mélange des courses de Mardi Gras qu’on peut trouver dans les savanes louisianaises et les défilés de flottes, fanfares et danseurs qu’on peut trouver dans les centres urbains, la parade sans barricades renouvelle la tradition de fête populaire dans le sens que l’interaction entre la foule et la parade est totale jusqu’à l’effacement partiel de la différence entre le spectacle et le spectateur. Elle est composée de plusieurs sous-krewe comme le Krewe des Noix, le Krewe de Passe-Partout et le Krewe Fou Que Tchu. Dans le vrai esprit du carnavalesque, ils se moquent des « grands » de ce bas monde, comme un des sous-krewes qui a rendu « hommage » à une personnalité bien connue avec une bonne dose de taquinerie à peu cachée l’année dernière.

Ce qui nous amène au Krewe de Cowan, composé entièrement de femmes. L’année dernière, elles ont marché sans problème. J’ai ri à me fendre les côtes quand j’ai vu le nom qu’elles ont pris d’un mot bien connu dans le vernaculaire louisianais, même en anglais. Des mots comme roseau, chaoui, mais là, ça quand même, et bien d’autres font partie des expressions que tout le monde qui a grandi en Louisiane du sud, même parmi celles et ceux qui parlent très peu ou pas le français. Notre tendance à la ribauderie, notre côté canaille et notre joie de vivre étaient mis en évidence avec ce choix de Cowan, épelé de façon approximative selon l’orthographie anglaise comme on fait souvent pour rendre des mots français faisant partie de notre vernaculaire local en anglais, i.e. sha-we pour chaoui. La caouanne, comme on l’écrit en français, est une tortue de mer. Elle a plusieurs sens en Louisiane. Chez moi sur le Bayou Lafourche, elle en a deux : une tortue de mer et le casque colonial, ce chapeau en forme de carapace. À l’ouest de l’Atchafalaya, elle en a deux aussi : la première est aussi une tortue, mais aux alentours de Lafayette, ce mot désigne ce que je peux appeler pudiquement mais correctement une vulve. Beaucoup de gens ont compris cette blague qui est dans la droite lignée du carnavalesque depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours.

Imaginez ma grande surprise cette année quand j’ai vu la bannière de ce Krewe de Cowan avec une bande noire épinglée sur ce mot qui a fait tant rire les gens qui ont saisi la plaisanterie. Imaginez mon encore plus grande surprise quand on m’a expliqué le pourquoi de cet acte de censure qui allait tout à fait à contre-sens de l’esprit de Mardi Gras. Il paraît qu’un ou une fonctionnaire de la ville a trouvé ce nom obscène et vulgaire. Il ou elle ne pouvait pas permettre à ce que ce mot grossier défile dans les rues de Lafayette devant les yeux innocents de jeunes enfants qui risquaient de se faire corrompre pour le reste de leurs vies. Pourtant, le Krewe de Noix, qui ne cachait pas l’ambiguïté de leur nom, et le Krewe Fou Que Tchu se sont promenés sans restrictions. Apparemment, cette personne n’avait de problème qu’avec les parties strictement féminines de l’anatomie humaine qu’on trouve en dessous de la ceinture.

Quand on pense aux origines non seulement paysannes mais aussi païennes du Mardi Gras, on est frappé par la forte présence du féminin. La date du Mardi Gras est déterminée par celle de Pâques. Dans la tradition catholique, c’est toujours le premier dimanche après la première pleine lune après l’équinoxe du printemps. On compte quarante jours en arrière, sans compter les dimanches, on arrive au Mercredi des cendres. C’est la période qu’on appelle le Carême; le dimanche n’en fait pas officiellement partie.

Alors, ma question n’est pas tellement de savoir le nom de la personne qui a pris cette décision; je m’en fous pas mal à vrai dire, ce n’est qu’un bigot ou une bigote. Non, la vraie question est la suivante : quel est l’état de notre culture si quelqu’un qui a assez de connaissance de nos expressions pour comprendre le double-entendre implicite dans « cowan », mais pas assez de notre ouverture d’esprit pour faire cette bourde énorme, ce contre-sens total par rapport à ce que le Carnaval représente et sa fonction dans la société pour censurer ce mot? Si on continue dans cette direction, on va finir par interdire le Mardi Gras complètement ou au moins le réduire dans une sauce fade et sans goût qui n’intéresse finalement personne. Oui, on doit s’amuser et célébrer le Mardi Gras sans faire du mal, mais il est aussi fait pour subvertir le paradigme dominant. Pour autant que je sache, une caouanne n’a jamais fait mal à personne; je dirais même que le monde l’aime plutôt bien. Je ne dis pas que les Lafayettoises doivent commencer à montrer leurs seins comme à la Nouvelle-Orléans (ce ne sont que les touristes américaines qui le font de toute façon pour les raisons élucidées plus haut); je dis qu’on doit reconnaître le rôle libérateur que joue le Mardi Gras pour notre vie charnelle. Le lendemain, le Mercredi des cendres, on revient à notre vie spirituelle et les normes sociétales qui rendent la vie en société possible. Mais sans les excès du Carnaval, ces normes sont invivables à la longue.  
Une caouenne du Bayou Lafourche

Dans un sixième livre rabelaisien, je peux imaginer le cri « Libérez les caouannes! » sortir de la bouche gigantesque d’un nouveau personnage, fustigeant les autorités locales pour leur crasse ignorance de nos us et coutumes millénaires. Oui, ce dont le monde a besoin aujourd’hui, c’est d’un Sixte Livre mettant en scène les frasques rocambolesques des Caouannes en folie, car le rire, c'est le propre de la femme, aussi.

samedi 16 février 2019

Poïmes, un nouveau projet

J'ai décidé d'essayer un nouveau projet en combinant ma poésie et ma photographie en ce que j'appelle des Poïmes (poème+meme=poïme). J'espère en partager d'autres bientôt. Cliquez dessus pour agrandir.




vendredi 15 février 2019

Dickie Landry au Musée Hilliard, le 13 février 2019.


Je connais Dickie Landry depuis que je l’ai rencontré en Provence en 1988. Je vivais en France à l’époque quand j’ai reçu la visite d’un cousin et sa femme qui étaient aussi des amis de Dickie. Ils étaient venus surtout pour assister à un concert qu’il donnait à l’Abbaye de Sénanque près de Gordes dans la Vaucluse. J’habitais à quatre heures et demie de là, mais nous avons fait le voyage dans ma petite Renault R5 rouge. Construite au XIIe siècle, cette abbaye offrait une acoustique surnaturelle aux sons irréels de son saxophone et aux chanteuses angéliques qui l’accompagnaient. Plus de trente ans après, j’ai toujours le sentiment d’avoir assisté à un événement béni par Sainte Cécilia, la patronne de la musique. Est-ce un hasard que sa ville natale s’appelle Cécilia?


Quand on a annoncé que Dickie Landry allait jouer du saxo dans le musée d’art de l’université à Lafayette, j’ai immédiatement eu l’impression qu’il allait nous offrir un concert qu’il allait rivaliser avec celui d’il y a trente ans. Évidemment, j’avais eu plusieurs occasions de l’entendre jouer entretemps, mais rien ne se comparait à cette intersection de temps et d’espace, de lumière et d’ombre, du moderne et de l’antique que j’avais l’immense privilège de voir et d’entendre en France. Je sentais, non, je savais au fond de moi-même que ce mercredi soir au Hilliard allait être exceptionnel. Dickie n’a pas déçu en donnant une performance digne des grandes villes américaines et européennes comme New York et Chicago, Paris et Prague, Los Angeles et Londres pour laquelle les spectateurs auraient payé les yeux de la tête. Pourtant, c’était gratuit et c’était à Lafayette.

Si l’on doit savoir une chose parmi les milliers de choses à propos de Dickie, c’est qu’il était membre-fondateur du Philip Glass Ensemble. Ce que l’on sait moins peut-être, ce sont les circonstances qui ont poussé Dickie a quitté ce groupe légendaire. Une tragédie familiale l’a ramené en Louisiane. À 18 ans, son fils était victime d’un hold-up manqué. Le criminel qui a mis fin à ses jours se trouve encore au pénitencier d’Angola. À ce moment au Hilliard, il y a deux expositions au rez-de-chaussée : l’une de Gisela Colon dans la salle où Dickie a joué, l’autre par Keith Calhoun et Chandra McCormick en face, consistant de photographies de prisonniers à Angola. C’est là, devant ces photos, que j’ai croisé Dickie avant sa prestation. Je le salue en français comme c’est notre habitude. Sans lever la tête, il me dit en anglais, « C’est là où se trouve le mec qui a tué mon fils. C’est trop dur à regarder. » Ne trouvant rien à répondre, je le laisse partir en silence en même temps qu’une admiratrice essaie d’attirer son attention.

Après avoir contemplé ces photos sublimes et dérangeantes, ma femme et moi trouvons des chaises dans la salle ornée des œuvres de Colon en attendant le début du concert. Ce sont des sculptures aux formes biomorphiques, floues et colorées, rétroéclairées dans un style qui n’est pas sans rappeler le minimalisme de Glass. Nous sommes une centaine et nous attendons.

Avant de le voir, on l’entend. Le son de son saxophone sort comme le carambolage de deux camions sur la 90: l’un portant deux tonnes de tuyaux de forage pétrolier, l’autre transportant des cochons. C’est comme toutes les peines et souffrances des crimes et des châtiments d’Angola veulent sortir d’un coup comme une expiation. Son corps voûté de 80 ans sous son costume-cravate noir comme un croque-mort pousse un souffle du fond des âges à défier l’âge. Le saxo, trop souvent relégué au deuxième plan musical reprend ses droits au plein centre de la pièce. Avec la rapidité d’une ligne de grain violente qui traverse la côte louisianaise, sa musique se calme et devient aussi harmonieuse que la brise estivale dans les feuilles d’un pacanier. Ses mélodies sont tantôt lisses et contournées comme les œuvres amorphes autour, tantôt déchiquetées et rêches comme la vie des victimes de ces prisonniers d’Angola qui ont commis tant d’atrocités.

Il se promène entre les œuvres d’art et les gens assis sur des chaises tournées dans toutes les directions. La séparation entre la scène et le spectateur est abolie. Devant un public digne de #LafayetteFamous, il donne un cours de maître de virtuosité. L’atonal à côté des harmonies, des cris stridents ponctués par les roucoulements d’amoureux, intercalés de silences probants, interrogateurs. Son visage est rouge comme une tomate créole. Le grincement d’ongles sur le tableau noir suivi des baumes à apaiser une âme ravagée. Un vol de mouches à miel. Des Klaxons de taxis new-yorkais. Une musique de film noir des années 50 avec Sam Spade à la recherche du meurtrier du Black Dahlia. De l’hélium s’échappe d’un ballon. Une baleine brise la surface pour respirer. L’engrenage d’un tracteur. Le chant des corbeaux et des cardinaux. Des pleurs d’un bébé affamé. Des rires complices d’une inside joke. Dans un temps hors du temps, il tape les rythmes des complaintes d’un deuil trop lourd et des jouissances de jeunes amants. Des sons qu’Albert Saxe n’aurait jamais imaginés et que le solfège ne saurait transcrire, mais que Dickie Landry a su composer de son talent immense et varié.



vendredi 1 février 2019

Les médias sociaux à la rescousse. Publié dans Acadiana Profile février-mars 2019


Les médias sociaux à la rescousse / Le français louisianais à l’ère numérique

Pour une langue strictement orale qui date du XVIIIe siècle comme on l’entend dire de la part des « experts » auto-proclamés, le français louisianais a une présence drôlement robuste sur Internet. Tandis que certains se lamentent de sa disparition et se comblent d’une nostalgie mélancolique, d’autres se lancent dans cette langue vers l’avenir véhiculés par YouTube, les blogues et d’autres balados, Twitter et pages Facebook associés. Si l’on part à la recherche de la présence du français dans la vie quotidienne, il est vrai qu’on pourra rentrer bredouille si on ne connaît pas les bonnes adresses. Pourtant on peut les trouver. Avec quelques clics de la petite souris, tout un monde en français louisianais se manifeste sur l’écran d’ordinateur. Avec quelques coups de pouce sur un iPhone, on accède à un pays virtuel où le français louisianais est la langue officielle.

S’il est parfois difficile de se réunir sur la place publique en français, les médias sociaux fournissent des lieux où les activités et les échanges entre les Francophones de tous les niveaux peuvent circuler librement. Un site sur Facebook en particulier, la Table Française Virtuelle, s’est établi comme une source incontournable pour des gens qui veulent comparer les expressions, annoncer des événements francophones ou simplement demander comment dire le nom de telle ou telle plante. Les conversations ne sont pas bien différentes de celles que les gens avaient autour d’une tasse de café à la table de cuisine sauf que cette fois-ci, les participants sont en Louisiane, en France, en Nouvelle-Angleterre et ailleurs. Et, chose intéressante, les membres se rassemblent dans la vraie vie de temps en temps.

« Prairie des Femmes » est un autre espace à la fois réel et virtuel où une nouvelle génération de franco-louisianais développe une voix authentique. Sa créatrice, Ashlee Michot, a récemment lancé un projet, « Ô Malheureuse », où elle a jeté une sorte de bouteille à la mer, appelant des Louisianaises à soumettre des textes en prose ou en poésie. La réponse extraordinaire a révélé des voix créatives épatantes.

« Charrer-Veiller » est un balado qu’on peut trouver sur YouTube. C’est l’idée de deux jeunes Franco-louisianais, Joe Pons et Chase Cormier. Leur but est de bavarder, charrer en français louisianais, avec d’autres activistes à propos de sujets divers. Nommé en hommage au dernier journal français « l’Abeille », « le Bourdon de la Louisiane » est une gazette en ligne sous la direction de Bennett Boyd Anderson III. « Télé-Louisiane » est probablement le projet le plus ambitieux. C’est le produit de plusieurs collaborateurs dont les principaux sont Will McGrew, Brian Clary et Marshall Woodworth. Ils travaillent actuellement sur des émissions pour enfants, en plus des courts métrages qu’on peut déjà visionner. On notera l’aspect collaboratif de toutes ces initiatives francophones.

Sur le terrain, la communauté francophone est fracturée et disparate. Sur Internet, elle constitue un groupement d’individus passionnés par et pour le français louisianais. La beauté de l’affaire, c’est que les jeunes gens choisissent de vivre leur vie en français dans le quotidien et dans le virtuel au XXIe siècle.