mercredi 12 avril 2017

Compte-rendu de Chercher la chasse-femme de Kirby Jambon, Shreveport (Louisiane), Éditions Tintamarre / Cahiers du Tintamarre, 2017, 175 p.

Chercher la chasse-femme de Kirby Jambon

Autour d’une bière, les bonnes histoires commencent souvent autour d’une (ou plusieurs) bière partagée entre vieux amis, un autre bougre du bayou m’a rappelé que quand on était petit, il y avait un vieux monsieur qui naviguait son station wagon autour des voisinages pour vendre du pain de chez Dufrêne porte à porte. Si vous avez un certain âge et si vous avez grandi en bas du Bayou Lafourche (salut, cousins!), l’évocation de ce pain provoque plus de souvenirs que les madeleines de Proust. La boulangerie du Canal Yankee était une institution chez nous et je pouvais vous en parler pendant des heures, mais le détail des livraisons à domicile m’avait échappé, peut-être parce qu’on restait tout près et on n’avait pas besoin de ce service. En tout cas, l’odeur incomparable de ce pain qui remplissait l’air du village aux heures de sa cuisson m’est tout de suite revenu.

Imaginez ma surprise le lendemain quand j’ai reçu une livraison à domicile qui allait avoir un effet sur moi plus fort et plus profond. Le troisième livre de Kirby Jambon, « Chercher la chasse-femme », avait paru quelques jours auparavant aux Éditions Tintamarre de Shreveport en Louisiane. Le poète lui-même, de passage dans mon voisinage, est venu jusqu’à chez moi pour me faire une livraison. Il m’a fait une vaillante dédicace et on a discuté de choses et d’autres pendant un petit bout de temps. Cet après-midi-là, je me suis assis dans mon La-Z-Boy pour me plonger dans la lecture et je ne me suis plus relevé avant de me faire transporter loin dans l’univers poétique de Kirby Jambon. Je savais bien qu’il était poète, un vrai dans le sens qu’il prend des objets et des idées familiers pour les faire baigner dans une lumière neuve, relevant des aspects qu’on n’avait pas encore considérés. Il était le lauréat du Prix Henri de Régnier de l’Académie française (excusez du peu!) en 2014. Oui, c’est un poète certifié et reconnu, mais à la sortie de ma lecture de Chercher la chasse-femme, je dois déclarer qu’il est devenu un grand poète, très grand même.

D’abord, évidemment, il y a son usage du vocabulaire et des tournures de phrases propres au français louisianais, une variété de ce qu’on appelle le français standard ou international ou, pis encore, parisien qui, sous prétexte de franchir toutes les barrières, le place partout et nulle part. Le français louisianais, pas le français cadien ou cadjin ou, pis encore, cajun, ancre les phrases dans une réalité quotidienne qu’on peut inviter à sa table de cuisine pour charrer autour une tasse de café noir versée de la grègue de sa maman.

Mais cela, Jambon le fait depuis son premier recueil, L’École gombo. Dès le titre, il s’inscrit dans une juxtaposition entre une institution tayloriste qui aspire à la production conformiste en éducation et un légume venu d’Afrique en forme de graine dans les poches des hommes et des femmes enlevés et asservis. Il travaille à l’intérieur de cette dynamique, dans une école louisianaise qui accueille un programme d’immersion. D’un côté, il doit suivre les instructions qui viennent d’en haut sur quels objectifs que ses élèves doivent atteindre. De l’autre, il infuse cet enseignement avec les mots et les traditions que l’école était censés éradiqués une génération auparavant. Sa poésie reflète cette tension contradictoire.

Dans son deuxième livre, Petites Communions, il relève le défi de la spiritualité et de l’église, l’autre grande institution à formater les esprits. Dans la dernière section, « La Messe en solitudes », il reprend la structure d’une cérémonie religieuse pour la transformer en éloge laïc « Les solitudes se rassemblent en multitudes / à l’autel de l’interdépendance des imperfections… ». À la fin de cette section, il cite Joyce Carol Oates comme inspiration de ce passage où elle déclare que la voix individuelle est la voix communale. Par sa voix individuelle, Jambon nous amène jusqu’à la porte de la communauté non seulement de la francophonie, mais aussi de la communauté humaine. Avec Chercher la chasse-femme, on dépasse cette porte, on dépasse les jérémiades de nous les pauvres enfants battus à l’école pour avoir parlé la seule langue qu’on connaissait et on rentre de plein droit dans la maison qu’on a reconstruite sur les décombres des rêves brisés, après tant d’années d’errance dans le désert américain.

Le titre donc. Important à plusieurs niveaux. Pour les habitués du français louisianais, on remarquera d’abord la transformation de sage-femme en chasse-femme. Plus qu’un glissement de phonèmes, la chasse-femme représente celle qui accompagne la naissance, assurant le passage de la gestation à l’apparition de l’enfant. Mais encore, il y a, pour le francophone nordaméricain, un petit rappel de la chasse-galerie, cette légende de canot volant, de bucherons esseulés, de pacte diabolique et de perte d’âme. Enfin, pour les Louisianais bilingues, ce titre fait référence tout simplement à une série télévisée britannique qu’on peut voir sur sa station locale de télévision publique, « Call the Midwife ». Ce titre évoque ce monde sans frontière qu’on peut retrouver seulement dans un moment de l’histoire spécifique et dans un lieu précis. Toutes ses influences, -- linguistiques, folkloriques, historiques et géographique --, n’ont qu’un seul point de confluence, comme un diagramme de Venn, en Louisiane du sud fin XXe, début XXIe siècle.

Par cette porte étroite, un monde nouveau s’ouvre. Ce douala (curieux que de soit masculin en français) fait naître un bébé en plein maturité avec des poèmes comme « La féminine du masculin », « Être Cadien for Food » ou encore « Une autre nuit blanche devant une autre page blanche ». Bien sûr il y a toujours des références à la musique, la danse et le manger, mais Jambon dépasse le stade de cliché genre « Laissez le bon temps rouler » (Vous ne pouvez pas savoir la peine que je m’inflige à écrire cette expression honnie). D’ailleurs, il les prend et les mets à l’envers pour poser les premières pierres d’une nouvelle identité cadienne. Tout en restant ancré dans la tradition, surtout en rendant hommage à celles et ceux qui ont défriché la terre glauque mais fertile de la Louisiane francophone avant et avec lui, il ouvre une nouvelle possibilité d’être et d’écrire chez nous. Kirby Jambon, autant qu’en tant que professeur en immersion française que poète, donne naissance à une nouvelle itération du français louisianais qui reflète et avance notre projet d’une Franco-Louisiane du XXIe siècle. Qui se fera toujours autour d’une bonne bière fraîche.