Chercher la chasse-femme de Kirby Jambon
Autour d’une bière, les bonnes histoires commencent souvent autour d’une (ou plusieurs)
bière partagée entre vieux amis, un autre bougre du bayou m’a rappelé que quand on était petit, il
y avait un vieux monsieur qui naviguait son station wagon autour des voisinages pour vendre du
pain de chez Dufrêne porte à porte. Si vous avez un certain âge et si vous avez grandi en bas du
Bayou Lafourche (salut, cousins!), l’évocation de ce pain provoque plus de souvenirs que les
madeleines de Proust. La boulangerie du Canal Yankee était une institution chez nous et je
pouvais vous en parler pendant des heures, mais le détail des livraisons à domicile m’avait
échappé, peut-être parce qu’on restait tout près et on n’avait pas besoin de ce service. En tout
cas, l’odeur incomparable de ce pain qui remplissait l’air du village aux heures de sa cuisson
m’est tout de suite revenu.
Imaginez ma surprise le lendemain quand j’ai reçu une livraison à domicile qui allait
avoir un effet sur moi plus fort et plus profond. Le troisième livre de Kirby Jambon, « Chercher
la chasse-femme », avait paru quelques jours auparavant aux Éditions Tintamarre de Shreveport
en Louisiane. Le poète lui-même, de passage dans mon voisinage, est venu jusqu’à chez moi
pour me faire une livraison. Il m’a fait une vaillante dédicace et on a discuté de choses et
d’autres pendant un petit bout de temps. Cet après-midi-là, je me suis assis dans mon La-Z-Boy
pour me plonger dans la lecture et je ne me suis plus relevé avant de me faire transporter loin
dans l’univers poétique de Kirby Jambon. Je savais bien qu’il était poète, un vrai dans le sens
qu’il prend des objets et des idées familiers pour les faire baigner dans une lumière neuve,
relevant des aspects qu’on n’avait pas encore considérés. Il était le lauréat du Prix Henri de
Régnier de l’Académie française (excusez du peu!) en 2014. Oui, c’est un poète certifié et
reconnu, mais à la sortie de ma lecture de Chercher la chasse-femme, je dois déclarer qu’il est
devenu un grand poète, très grand même.
D’abord, évidemment, il y a son usage du vocabulaire et des tournures de phrases propres
au français louisianais, une variété de ce qu’on appelle le français standard ou international ou,
pis encore, parisien qui, sous prétexte de franchir toutes les barrières, le place partout et nulle
part. Le français louisianais, pas le français cadien ou cadjin ou, pis encore, cajun, ancre les
phrases dans une réalité quotidienne qu’on peut inviter à sa table de cuisine pour charrer autour
une tasse de café noir versée de la grègue de sa maman.
Mais cela, Jambon le fait depuis son premier recueil, L’École gombo. Dès le titre, il
s’inscrit dans une juxtaposition entre une institution tayloriste qui aspire à la production
conformiste en éducation et un légume venu d’Afrique en forme de graine dans les poches des
hommes et des femmes enlevés et asservis. Il travaille à l’intérieur de cette dynamique, dans une
école louisianaise qui accueille un programme d’immersion. D’un côté, il doit suivre les
instructions qui viennent d’en haut sur quels objectifs que ses élèves doivent atteindre. De
l’autre, il infuse cet enseignement avec les mots et les traditions que l’école était censés
éradiqués une génération auparavant. Sa poésie reflète cette tension contradictoire.
Dans son deuxième livre, Petites Communions, il relève le défi de la spiritualité et de
l’église, l’autre grande institution à formater les esprits. Dans la dernière section, « La Messe en
solitudes », il reprend la structure d’une cérémonie religieuse pour la transformer en éloge laïc
« Les solitudes se rassemblent en multitudes / à l’autel de l’interdépendance des
imperfections… ». À la fin de cette section, il cite Joyce Carol Oates comme inspiration de ce
passage où elle déclare que la voix individuelle est la voix communale. Par sa voix individuelle,
Jambon nous amène jusqu’à la porte de la communauté non seulement de la francophonie, mais
aussi de la communauté humaine. Avec Chercher la chasse-femme, on dépasse cette porte, on
dépasse les jérémiades de nous les pauvres enfants battus à l’école pour avoir parlé la seule
langue qu’on connaissait et on rentre de plein droit dans la maison qu’on a reconstruite sur les
décombres des rêves brisés, après tant d’années d’errance dans le désert américain.
Le titre donc. Important à plusieurs niveaux. Pour les habitués du français louisianais, on
remarquera d’abord la transformation de sage-femme en chasse-femme. Plus qu’un glissement
de phonèmes, la chasse-femme représente celle qui accompagne la naissance, assurant le passage
de la gestation à l’apparition de l’enfant. Mais encore, il y a, pour le francophone nordaméricain,
un petit rappel de la chasse-galerie, cette légende de canot volant, de bucherons
esseulés, de pacte diabolique et de perte d’âme. Enfin, pour les Louisianais bilingues, ce titre fait
référence tout simplement à une série télévisée britannique qu’on peut voir sur sa station locale
de télévision publique, « Call the Midwife ». Ce titre évoque ce monde sans frontière qu’on peut
retrouver seulement dans un moment de l’histoire spécifique et dans un lieu précis. Toutes ses
influences, -- linguistiques, folkloriques, historiques et géographique --, n’ont qu’un seul point de
confluence, comme un diagramme de Venn, en Louisiane du sud fin XXe, début XXIe siècle.
Par cette porte étroite, un monde nouveau s’ouvre. Ce douala (curieux que de soit
masculin en français) fait naître un bébé en plein maturité avec des poèmes comme « La
féminine du masculin », « Être Cadien for Food » ou encore « Une autre nuit blanche devant une
autre page blanche ». Bien sûr il y a toujours des références à la musique, la danse et le manger,
mais Jambon dépasse le stade de cliché genre « Laissez le bon temps rouler » (Vous ne pouvez
pas savoir la peine que je m’inflige à écrire cette expression honnie). D’ailleurs, il les prend et
les mets à l’envers pour poser les premières pierres d’une nouvelle identité cadienne. Tout en
restant ancré dans la tradition, surtout en rendant hommage à celles et ceux qui ont défriché la
terre glauque mais fertile de la Louisiane francophone avant et avec lui, il ouvre une nouvelle
possibilité d’être et d’écrire chez nous. Kirby Jambon, autant qu’en tant que professeur en
immersion française que poète, donne naissance à une nouvelle itération du français louisianais
qui reflète et avance notre projet d’une Franco-Louisiane du XXIe siècle. Qui se fera toujours
autour d’une bonne bière fraîche.
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