La marque d’eau haute
« Le déluge mugissait comme un taureau
furieux, les vents hurlaient comme les braiments d’un âne. Le soleil avait
disparu, les ténèbres étaient totales. » Ainsi Outa-Napishtim raconte le
Déluge à Gilgamesh dans un texte sumérien du milieu du IIIe siècle avant
Jésus-Christ. Les histoires de déluge, d’inondation, d’eau haute ponctuent les
légendes et récits des sociétés à travers la planète et à travers les âges. Le
conte biblique de l’Arche de Noé, qu’on retrouve également dans le Coran, et la
mythologie grecque parlent de grandes inondations dévastatrices qui oblitèrent
tout ce qui précédait, ouvrant un nouveau chapitre dans l’histoire humaine.
L’eau est essentielle à la vie; mais comme nous avons souvent vu en Louisiane,
et encore tout récemment, elle peut ôter la vie ou au moins la rendre extrêmement
difficile. Nous aimons profiter de notre proximité de l’eau, de pouvoir se
régaler à la pêche, à la nage ou en bateau ou tout simplement prendre une bonne
fraîche sur la galerie au bord de l’eau à la fin de la journée. Si on vit assez
longtemps dans notre pays, tôt ou tard, l’eau ne restera pas tranquillement
dans le bayou ou la rivière et viendra nous exiger le respect qu’on lui doit.
Dans la mythologie américaine, si on peut
s’exprimer ainsi, l’Eau Haute de 1927 dont on commémore les 90 ans ce
printemps, tient une place similaire à celle de Gilgamesh ou de Noé. À part les
ouragans, les inondations représentent le plus grand danger que la nature nous
réserve. Il n’est pas une exagération de dire que l’Eau Haute de 1927 marquait
un point tournant dans l’histoire des États-Unis. Le premier domino menant à la
catastrophe est tombé en août 1926 quand le bassin central du Mississipi a reçu
une quantité énorme de pluie qui a saturé la terre. Une fois par terre, il n’y
a qu’un point de sortie pour toute cette eau, le delta du Mississipi. Le 15
avril 1927, quinze pouces de pluie est tombée sur la Nouvelle-Orléans en 18
heures, ajoutant encore de l’eau à une tasse déjà débordant. Ce n’était pas
avant le mois d’août que les eaux se sont retirées et que le Mississipi s’est
enfin couché dans son lit. Entretemps, plus de 270,000 miles carrés étaient
inondés, plus de 500 morts étaient à déplorer et plus de 700,000 citoyens
américains se retrouvaient déplacés. Les pertes agricoles et commerciales
étaient incalculables. L’ampleur du désastre, à une échelle que personne ne
pouvait imaginer, a inspiré un grand nombre de récits, d’histoires et de
chansons. On connaît tous l’histoire de la levée explosée inutilement en aval
de la Nouvelle-Orléans, inondant sans raison les paroisses de Saint-Bernard et
Plaquemines. Selon la génération, on connaît soit la version de Memphis Minnie,
soit celle de Led Zeppelin ou encore celle de Bob Dylan, de « When The
Levee Breaks ». William Faulkner dans « Old Man », adapté plus
tard à la télévision, raconte une histoire d’amour pendant les opérations de
secours. Même la politique du gouvernement fédéral américain, jusqu’alors
hésitant à intervenir dans la vie quotidienne des citoyens, a dû changer de cap
devant tant de souffrances humaines. Cette nouvelle attitude envers le rôle du
gouvernement dans les affaires domestiques a préparé le terrain pour les grands
programmes nationaux comme le New Deal pendant la crise financière des années
30.
L’Eau Haute de 1927 nous a aussi donné le Flood
Control Act de 1928, ce qui a autorisé le Corps des Ingénieurs de l’Armée à
concevoir et bâtir les structures nécessaires à s’assurer que le Mississipi
n’inflige plus tant de dégâts. En 1937, le déversoir Bonnet Carré s’est ouvert
pour la première fois, protégeant le bas du delta des crues. Depuis, on garde
un œil vigilant sur « le Père des Eaux » pour qu’il reste entre les
levées et on construit selon les mêmes principes sur d’autres cours d’eau avec
le même succès. Néanmoins, 90 ans après, on est en droit de se demander :
« Est-ce que ces mesures n’ont pas entraîné des conséquences secondaires
imprévues? » La suffocation des estuaires? Plus d’eau haute ailleurs? Les inondations
en août dernier nous ont montré que les solutions, quelles qu’elles soient,
doivent être elles aussi de taille épique.
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