François Rabelais était un auteur français du XVIe siècle. Il est connu pour une série cinq livres dont les personnages principaux s’appellent Gargantua, Pantagruel et Panurge. À travers leurs multiples aventures, Rabelais a donné de nombreux mots et expressions à la langue française comme « fais ce que tu voudras », la devise de l’Abbaye de Thélème, « les moutons de Panurge », pour désigner des gens qui suivent aveuglement au détriment de leurs propres intérêts et, sans doute sa plus célèbre, « le rire est le propre de l’homme ». L’adjectif « gargantuesque » est synonyme de gigantesque. L’adjectif « rabelaisien » dénote l’excès et l’exubérance au-delà des normes linguistiques, sexuelles ou épicuriennes. Si l’on ne lit presque plus ses livres – et c’est dommage car ils sont merveilleux dans tous les sens du terme – sa réputation comme créateur de personnages plus grands que la vie demeure intacte. Le critique littéraire Mikhaïl Bakhtine dans son œuvre sur Rabelais utilise le mot « carnavalesque » pour décrire les manifestations folkloriques de la culture populaire au Moyen-Âge qui renversait la hiérarchie dominante mises en scène dans ses livres. Afin de se libérer du carcan sévère que la monarchie et l’ecclésiastique leur imposaient, les gens donnaient libre cours à leurs désirs les plus débridés pendant la période de l’année précédant immédiatement le Carême. Il s’agit bien sûr des fêtes de Mardi Gras, connues aussi comme le Carnaval, quand un renversement des rapports de forces entre le sacré et le profane, entre les riches et les pauvres, entre les nobles et les paysans courent les rues, permettant à toutes les pressions sociales de s’échapper, soulageant le peuple et les permettant de se préparer pour les jours de pénitence du Carême.
En
Louisiane, nous sommes les héritiers de cet héritage rabelaisien à plusieurs
égards. Nous aimons la bouffe au-delà du raisonnable. Le français que nous
parlons prédate la création de l’Académie française, avant que les normes
grammaticales soient imposées par l’idée du « bon français ».
L’exubérance de la parole sans entrave est caractéristique de notre parler. Nos
blagues les plus célèbres de Boudreaux et Thibodeaux tournent autour du petit
malin qui par son intelligence déjoue les gens plus grands et plus puissants qui
essayent de profiter de lui. Certains mots faisant partie de notre quotidien,
considérés archaïques en France comme « asteur », ont été écrits pour
la première fois sur les pages signées Rabelais. Le Mardi Gras est probablement
l’événement le plus central à notre identité culturelle. Sur le plan des mœurs,
nous ne sommes pas exactement ce qu’on peut appeler puritains. Non, nous sommes
les héritiers de cette tradition rabelaisienne qui croque la vie à pleine dent,
qui fait des remarques souvent « déplacées » sans retenue mais
toujours dans un esprit égalitaire de solidarité communautaire. On n’aime pas
les gens qui « se croient », mais on ne laisse personne tomber trop
bas non plus.
Un nouveau krewe de Mardi Gras qui rejoint cet
esprit populaire, le Krewe de Canailles, a marché dans les rues de Lafayette
pour la deuxième fois vendredi soir passé. Ingénieux mélange des courses de
Mardi Gras qu’on peut trouver dans les savanes louisianaises et les défilés de
flottes, fanfares et danseurs qu’on peut trouver dans les centres urbains, la
parade sans barricades renouvelle la tradition de fête populaire dans le sens
que l’interaction entre la foule et la parade est totale jusqu’à l’effacement
partiel de la différence entre le spectacle et le spectateur. Elle est composée
de plusieurs sous-krewe comme le Krewe des Noix, le Krewe de Passe-Partout et
le Krewe Fou Que Tchu. Dans le vrai esprit du carnavalesque, ils se moquent des
« grands » de ce bas monde, comme un des sous-krewes qui a rendu
« hommage » à une personnalité bien connue avec une bonne dose de
taquinerie à peu cachée l’année dernière.
Ce qui nous amène au Krewe de Cowan, composé
entièrement de femmes. L’année dernière, elles ont marché sans problème. J’ai
ri à me fendre les côtes quand j’ai vu le nom qu’elles ont pris d’un mot bien
connu dans le vernaculaire louisianais, même en anglais. Des mots comme roseau,
chaoui, mais là, ça quand même, et bien d’autres font partie des expressions
que tout le monde qui a grandi en Louisiane du sud, même parmi celles et ceux
qui parlent très peu ou pas le français. Notre tendance à la ribauderie, notre
côté canaille et notre joie de vivre étaient mis en évidence avec ce choix de
Cowan, épelé de façon approximative selon l’orthographie anglaise comme on fait
souvent pour rendre des mots français faisant partie de notre vernaculaire
local en anglais, i.e. sha-we pour chaoui. La caouanne, comme on l’écrit en
français, est une tortue de mer. Elle a plusieurs sens en Louisiane. Chez moi
sur le Bayou Lafourche, elle en a deux : une tortue de mer et le casque
colonial, ce chapeau en forme de carapace. À l’ouest de l’Atchafalaya, elle en
a deux aussi : la première est aussi une tortue, mais aux alentours de
Lafayette, ce mot désigne ce que je peux appeler pudiquement mais correctement
une vulve. Beaucoup de gens ont compris cette blague qui est dans la droite
lignée du carnavalesque depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours.
Imaginez ma grande surprise cette année quand
j’ai vu la bannière de ce Krewe de Cowan avec une bande noire épinglée sur ce
mot qui a fait tant rire les gens qui ont saisi la plaisanterie. Imaginez mon
encore plus grande surprise quand on m’a expliqué le pourquoi de cet acte de
censure qui allait tout à fait à contre-sens de l’esprit de Mardi Gras. Il
paraît qu’un ou une fonctionnaire de la ville a trouvé ce nom obscène et
vulgaire. Il ou elle ne pouvait pas permettre à ce que ce mot grossier défile
dans les rues de Lafayette devant les yeux innocents de jeunes enfants qui
risquaient de se faire corrompre pour le reste de leurs vies. Pourtant, le
Krewe de Noix, qui ne cachait pas l’ambiguïté de leur nom, et le Krewe Fou Que
Tchu se sont promenés sans restrictions. Apparemment, cette personne n’avait de
problème qu’avec les parties strictement féminines de l’anatomie humaine qu’on
trouve en dessous de la ceinture.
Quand on pense aux origines non seulement
paysannes mais aussi païennes du Mardi Gras, on est frappé par la forte
présence du féminin. La date du Mardi Gras est déterminée par celle de Pâques.
Dans la tradition catholique, c’est toujours le premier dimanche après la
première pleine lune après l’équinoxe du printemps. On compte quarante jours en
arrière, sans compter les dimanches, on arrive au Mercredi des cendres. C’est
la période qu’on appelle le Carême; le dimanche n’en fait pas officiellement
partie.
Alors, ma question n’est pas tellement de
savoir le nom de la personne qui a pris cette décision; je m’en fous pas mal à
vrai dire, ce n’est qu’un bigot ou une bigote. Non, la vraie question est la
suivante : quel est l’état de notre culture si quelqu’un qui a assez de
connaissance de nos expressions pour comprendre le double-entendre implicite
dans « cowan », mais pas assez de notre ouverture d’esprit pour faire
cette bourde énorme, ce contre-sens total par rapport à ce que le Carnaval
représente et sa fonction dans la société pour censurer ce mot? Si on continue
dans cette direction, on va finir par interdire le Mardi Gras complètement ou
au moins le réduire dans une sauce fade et sans goût qui n’intéresse finalement
personne. Oui, on doit s’amuser et célébrer le Mardi Gras sans faire du mal,
mais il est aussi fait pour subvertir le paradigme dominant. Pour autant que je
sache, une caouanne n’a jamais fait mal à personne; je dirais même que le monde
l’aime plutôt bien. Je ne dis pas que les Lafayettoises doivent commencer à
montrer leurs seins comme à la Nouvelle-Orléans (ce ne sont que les touristes
américaines qui le font de toute façon pour les raisons élucidées plus haut);
je dis qu’on doit reconnaître le rôle libérateur que joue le Mardi Gras pour notre
vie charnelle. Le lendemain, le Mercredi des cendres, on revient à notre vie
spirituelle et les normes sociétales qui rendent la vie en société possible.
Mais sans les excès du Carnaval, ces normes sont invivables à la longue.
Dans un sixième livre
rabelaisien, je peux imaginer le cri « Libérez les caouannes! »
sortir de la bouche gigantesque d’un nouveau personnage, fustigeant les
autorités locales pour leur crasse ignorance de nos us et coutumes millénaires.
Oui, ce dont le monde a besoin aujourd’hui, c’est d’un Sixte Livre mettant en
scène les frasques rocambolesques des Caouannes en folie, car le rire, c'est le propre de la femme, aussi.
Bien dit! Bravo! Et vivent les caouannes! Et les "tchus" et les noix!
RépondreSupprimer