Le Niveau de la Mer: 6è partie
Le pépiement des cardinaux
ponctuait les palabres des nombreux oiseaux, – moqueurs, geais bleus, tourtes
et moineaux, – qui se donnaient des nouvelles matinales. Les branches des pacaniers
se chargeaient de chatons, ses fleurs inflorescentielles qui rendent la pacane,
ce fruit sec, pas tout à fait une noix, qui contribue de façon spectaculaire au
compte calorifique des desserts cadiens : tartes aux pacanes, pralines,
fudge ou tout simplement nature. Malgré sa tendance d’engraisser, elle est une
excellente anti-oxydante. Un vent du sud chargé de chaleur sentait la pluie.
« C’est la fête à
Ti-Huey aujourd’hui, » a pensé sa Manman en rentrant le linge des clients
du séchoir. Sa journée avait commencé avant le lever du jour. « Et ça fait
trois ans que je l’ai pas vu. » Ce jour-là, il avait soudainement disparu
avec son père et la Cadillac. Ils avaient laissé derrière eux mère et femme,
deux étrangères devenues partenaires dans l’hôtellerie, un
« café-couette » offrant gîte et couvert garanti 100% cadien aux
touristes, les tout tristes comme elle les appelait, en quête de nouvelles
expériences désennuyantes.
Au début, ça faisait mal
comme une jambe atteinte d’une gangrène. Très vite, on se fait à l’idée qu’il
faut s’en séparer. Et ça n’empêche pas qu’on s’ennuie de son membre manquant.
Mais entre la vie et la mort, le choix est vite fait.
« Sherry! Est-ce que tu
peux venir voir une minute, s’il vous plaît?
« Ouais, Miss
Edwina. »
Elle n’avait jamais compris
ce qui aurait pu attirer son fils à cette Protestante du Texas. Trop pâle, trop
maigre, trop petite, trop ceci, trop cela, trop… Américaine. Du temps qu’ils habitaient tous dans le même voisinage,
il restait quelques beaux souvenirs, mais trop d’amertume au fond de la gorge
remontait comme une indigestion. C’était comme un bon gombo servi sur du riz
pas assez cuit ou trop salé. On pouvait toujours le manger, mais à quoi bon?
Son fils était promis à un avenir si brillant. Il avait une bourse académique à
la faculté de droit de Tulane. Il est allé le premier jour, il a écouté ce
qu’ils avaient à dire et il n’y a plus jamais remis les pieds. Elle ne
comprenait pas pourquoi il avait tout garroché par dessus la barrière pour les
beaux yeux de cette Texienne.
« Quoi ce qu’ej peux
faire pour vous? »
Elle avait quand même appris
à parler français, quelque chose que son fils ne commençait à faire que quelque
temps avant de disparaître. Elle se demande s’il ne devenait pas jaloux de sa
femme qui parlait politique en français en bas du chêne à Caouanne avec Plute,
Piche, Boudou et les autres. « Il est juste comme son père. Il veut juste
ça qu’il peut pas avoir. »
En tout cas, c’était vers
l’époque où Ti-Huey babillait ses premiers mots. « Maman, Papa,
banane… » C’était cette même année que Manman est allée à Medgegorige,
qu’elle avait ramené une petite statue de la Sainte Mère qu’un des enfants à
qui Elle parlait avait touchée. Elle regrette maintenant de l’avoir donnée à
son fils; elle était sure de ne plus jamais la revoir.
« Sherry, t’avais pas
attendu le telelphone faire du train hier au soir? »
« C’était le telephone
sur le TV. Je pouvais pas dormir alors j’ai guetté les vieux shows. »
« C’était quel show? »
« C’était, huh, un
vieux Hercules avec Steve Reeves. »
« Y’avait pas de telephone
dans Hercules. »
« Non, huh, c’était
pendant les commercials. »
« Mais chère, je
connais pas quofaire tu mets ta tête plein de fatras comme ça. T’as besoin de
ton repos. »
Depuis quelques années, au
fait depuis le décès de son mari, Clovis Rabalais dit Fahla, et le départ de
son fils, les affaires de Miss Edwina allaient très bien. Il semblait que le
monde entier a découvert la musique et la cuisine cadiennes. Il voulait se
rendre sur place pour faire l’expérience de « l’authentique. » Au
« Kajun Motel », il a fallu que Miss Edwina rajoute du cayenne à
toutes ses recettes pour faire l’authentique que les touristes recherchaient.
« Si ma défunte mère me voyait avoir la main si lourde avec le poivre,
elle aurait tout jeté aux cochons. Ej pense que même eux, ça voudrait pas le
manger. »
Même Nonc Dud a été obligé
d’ajouter un joueur d’accordéon à son groupe parce que le monde étranger ne
croyait pas que c’était de la vraie musique cadienne sans ça. D’ailleurs, il ne
disait pas cadien. Pour lui, c’est de la musique française. Il a engagé un
bougre de la Ville Platte qui prenait le bateau à la Grand’ Île pour aller
travailler sur les plateformes. Quand il avait ses sept jours off, il
jouait avec « Nonc Dud and his Half-fast Cajun Band. »
Ça faisait qu’elle avait de
l’ouvrage assez pour ne pas s’ennuyer d’une jambe coupée. Mais elle avait du
mal à se tenir debout.
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