lundi 14 avril 2014

Le Niveau de la Mer: 11è partie

Le Niveau de la Mer: 11è partie

Milton les ramassait toutes, y compris bon nombre d’autres marques, même locales comme le pop à Caillouet fait avec la canne à sucre de chez nous. Mountain Dew, avant d’être la boisson des sports extrêmes, avait un hillbilly des Arcs, ces paysans mieux connus pour la distillation illégale dans les alambics cachés aux creux des montagnes, comme porte-paroles. Les Américains avaient changé le nom des montagnes aux Arkansas aux Ozarks, mais les premiers explorateurs français allaient aux Arcs. Milton ignorait tout ça, moi aussi d’ailleurs, et n’y voyait que cinq sous la bouteille. Il amenait tout ce verre à l’entrée derrière du magasin du vieux M. Picciola, en bas d’un énorme escalier, au moins c’était énorme à mes petits yeux, où s’entassaient des caisses et des caisses des différents produits qui remplissaient les étagères à l’intérieur.
Une fois dedans, les murs peinaient à rester droits sous le poids de la marchandise : les boîtes de conserves contenant des sardines, des saucisses de Vienne, des haricots verts, blancs ou rouges, des viandes mystérieuses comme le Spam ou l’Armour-Star, les boîtes en carton avec des mulets attelés sur le devant et du savon dedans, les sachets pleins de chevrettes desséchées, du candi en vrac, du sucre, de la farine, divers huiles et lards, des bombes en fonte noire, des gaines pour amincir la silhouette, des cannes pour faciliter la marche des vieux, des couteaux de toutes tailles, des bidons pour ranger ses cartouches de fusil et pour s’assire dessus dans l’embuscade en espérant les sarcelles. L’univers entier y était. Pour attraper les articles les plus en l’air, M. Picciola avait deux solutions : soit l’énorme pince qui rallongeait sa portée de quatre ou cinq pieds ou l’échelle qui glissait sur les rails attachés en haut et roulait en bas. Les grincements de ses roues lui faisaient autant plaisir que le clapotis de la cloche de la caisse chaque fois qu’il enregistrait une vente. Les prix s’affichaient dans la petite fenêtre sur des petits panneaux qui montaient et descendaient chaque fois qu’il appuyait sur une touche. Il tournait la grande manivelle et « tcha-tching », le tiroir glissait ouvert pour recevoir les sous.
Dans un coin à droite en entrant il y avait un petit guichet à travers lequel on pouvait envoyer ou recevoir de la malle. Par ce petit châssis, le monde entier passait. Pas juste des lettres, des factures et des magazines, une ouverture sur un ailleurs si lointain, si exotique et si inaccessible qu’on ne pouvait pas l’exprimait en paroles, mais en chiffres : on venait d’assigner, quelques années auparavant un système de numéro dont le nom évoquait la célérité de la transmission des informations de et à notre petit coin du bout du monde. Le zip conférait une nouvelle identité à cette communauté qui en connaissait d’autres grâce à l’échange entre les langues. Pour les pêcheurs et trappeurs du bayou, on l’appelait Canal Cheramie à cause d’un canal creusait par des Yankees, des carpetbaggers comme on disait à cette époque, après la Guerre des Confédérés. Il paraît qu’ils avaient l’intention de faire pousser du riz et le faire arroser par le bayou. On ne sait pas si c’était l’isolation, l’environnement hostile ou le coup classique des moustiques et des ouragans qui ont chassé ces intrus. Ils ont quand même laissé ce canal qui porte le nom de la plupart des habitants, dont le gardien du pont. L’endroit même où le canal part du bayou s’appelle la Pointe aux Drapeaux parce qu’on pouvait voir presque tous les jours une batterie de couches suspendue sur la ligne à sécher de la trâlée d’enfants y habitant. Au-dessus le guichet s’affichait le nom qu’on trouvait sur les cartes, à la mairie, dans le bottin téléphonique et dans tous les documents officiels : Green Field. Tous ces autres noms n’étaient écrits nulle part sauf dans l’esprit des locaux.
On ne sait pas exactement comment on a eu ce nom. C’était probablement à cause des grandes étendues d’herbe des marais qui recouvrait tout le paysage avant que les canaux et les trainasses qui zigzaguent les estuaires ne la tuent. D’autres théories avancent l’idée que les premiers habitants pensaient gagner beaucoup d’argent dans cet endroit au bout du monde. D’autres l’attribuent à un M. Green qui aurait commençait le premier commerce entre les pêcheurs du bayou et les restaurateurs de la ville, mais personne ne trouve ni son nom ni trace de son passage à part dans une vague légende à propos d’un voyage en bateau de trois jours dans la baie Baratarie où il aurait croisé, selon les versions le Rou-Garou, la Tataille ou le fantôme d’un des pirates de Jean Lafitte qui protégeait un trésor enseveli au pied du plus grand chêne vert de Petit Temple.  

C’était dans ce monde que j’ai évolué, où j’ai grandi et où j’ai découvert que le monde n’était pas ce qu’il paraissait, que ce qui était évident était si proche sous le nez qu’on avait du mal à le voir et que tous les chemins menaient nulle part, sauf ceux vers le nord. Trois miles de long, un demi-mile de large avec un vaste et étrange univers qui se trouvait quelque part au-delà de ce mélange de boue, d’eau et d’air qu’on appelle l’horizon. Dans un pays plats, il n’y a que l’horizontal qui existe. 

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