jeudi 25 avril 2013

Le Niveau de la Mer. 2è partie.


Le bruit, ça le connaît. Élevé par Lassie, Ed Sullivan, Gilligan’s Island, Hogan’s Heros, Twilight Zone et Star Trek et d’autres parents télévisés succédanés, il a besoin de ce fond sonore qui l’empêche d’aller au fond de lui-même. La télé qui marche toute la journée, ça ne lui fait pas peur. Bien au contraire. L’invention de la télécommande était le comble de l’extase.
Au lieu d’éteindre la radio comme demandé, il pèse sur la touche « Search ».
Un cowboy proclame l’énormité de son amour en peignant sur un château d’eau « I ♥ Betty Sue » dans le même ton de vert que les tracteurs John Deere; une grande gueule mégalomane crie à se cracher les poumons que les Communistes, qui s’appellent le Nouvel Ordre Mondial à présent, conspirent toujours de dominer le monde; deux ou trois chansons d’il y a une quinzaine d'année fraîchement reprises façon hip-hop; encore un bon chrétien qui explique pourquoi c’est correct de fesser ses enfants tant qu’on le fait dans l’amour du Seigneur et pourquoi une femme doit se soumettre aux quatre volontés de son mari; enfin, Alice Cooper, Vincent Furnier de son vrai nom et descendant de Huguenots, qui passe du bon vieux Rock’n’Roll. « If it keeps on rainin’, levee’s goin’ to break/ If it keeps on rainin’, levee’s goin’ to break/ When the levee breaks, I’ll have no place to stay. » Le conducteur ferme enfin le poste.
« Le silence rend fou peut-être, se dit-il, mais je suis pas rendu au bout encore. » Pour creuser l’écart un peu plus, il met un CD de Tracy Chapman et la chair de poule lui picore le bras. « You got a fast car/ I want a ticket to anywhere. »
Ses phares renvoient un éclat blanchâtre. Un autre panneau le met en garde, en cas de temps froid, contre un verglas théorique qui se formerait sur le pont avant que la chaussée défoncée ne se gèlerait.
« L’état peut manquer d’argent pour les chemins, mais les politiciens ne manquent pas d’air, pense-t-il. Pour un pays qui voit la neige une fois tous les dix ans, c’est un peu exagéré, je trouve. D’ailleurs, ça doit être le cousin du gouverneur qui tient le contrat des panneaux. On devrait électer quelqu’un qui a un cousin avec une machine pour arranger les chemins. »
Marie le conseille de s’occuper plutôt de sa parenté à lui.
« Je ne fais que ça, ma Mère, je ne fais que ça. »
La fatigue l’envahit comme une armée arrivée en pays conquis. Il sait où, un peu plus loin, gîte et couvert l’attendent, un vrai oreiller pour la tête de son enfant, pas un Levi 501 roulé serré en boudin. Il attrape son cellulaire et compose le 1-800-FOR-KJUN. Il quitte un chemin pour en emprunter un autre. Il n’est pas sûr de gagner dans l’échange.
Il passe devant des maisons basses en briques à ras le sol, style « Ranch » avec des pelouses infinies constellées de roues de charrette à moitié enterrées, des tracteurs en état avancé de mort par rouille et d’innombrables statues de Marie. Du tableau de bord, Marie fait de la tête un petit Bonjour à une de ses consœurs nichée dans une baignoire coupée en deux.
« Tu la connais? »
« Oui, on a été à l’école ensemble. »
« Je ne savais pas qu’il y avait une école pour les vierges. »
« Malheureusement, il y en a de moins en moins. »
Il passe devant encore quelques maisons alignées le long du chemin avec accès sur le bayou derrière. Quand sa voiture arrive devant la dernière maison avant le pont, il s’arrête. Il coupe le contact et Marie se fige dans sa pose pieuse. Il ouvre la portière et laisse tomber son pied gauche dans sa botte en peau de cocodrie lourdement sur le chemin de coquillage. Il s’avance vers la maison en faisant un bruit de craquement. Il monte les escaliers en bois de cyprès en regardant les berceuses réservées aux invités pour la contemplation du bayou. Il y en a une qui semble se bercer toute seule dans la brise légère du petit matin. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire