Pâquer les œufs
de Pâques
Selon
la tradition chrétienne, la période du Carême, les quarante jours entre
Mercredi des Cendres et le jour de Pâques sans compter les dimanches, est
marquée par l’abstinence et l’abnégation en préparation de la Résurrection de
Jésus-Christ. Chacun sait que la viande est strictement interdite le vendredi
pendant ce temps, comme c’était le cas autrefois pour tous les vendredis de
l’année. Au Moyen-âge, les Catholiques devaient « faire jours
maigres », c’est-à-dire journée sans viande, le mercredi aussi, et ce
toute l’année. De nos jours, et surtout dans l’Acadiana où les fruits de mer
sont si abondants et succulents, on peut penser que ce n’est pas un grand
sacrifice de remplacer un sandwich au jambon avec cinq livres d’écrevisses
bouillies, à tel point que le Pape François a dû rappeler à ses ouailles l’esprit
de pénitence qui doit accompagner le jeûne pascal. C’est un temps de réflexion
sur le sens de notre mortalité et sur le renouvellement de l’esprit.
Mais
qu’est-ce que toutes ces questions religieuses et philosophiques ont à voir
avec des œufs? La prochaine fois que vous mangez un gombo de marécage avec des
œufs durs dedans, sachez que jadis les œufs étaient interdits aussi pendant le
Carême. Les Chrétiens ne pouvaient pas les manger, mais on ne pouvait pas
empêcher les poules de les pondre. Afin de ne rien gaspiller, les fermiers les
faisaient bouillir et les garder jusqu’à Pâques. En plus du symbolisme associé
avec la renaissance de la vie au printemps, les œufs jouaient un rôle pratique
dans l’observation de la fin du Carême. Qui n’a pas participé aux chasses aux
œufs cachés dans les trèfles bourgeonnant à cette époque de l’année, d’abord
comme chasseur, plus tard comme cacheur? Aussi, à la Maison Blanche, le
Président et sa famille invitent d’autres familles à rouler des œufs sur le
gazon. La tradition veut que ce soit Dolly Madison qui ait inauguré la pratique
en 1814, non pas à la Maison Blanche bien sûr, mais devant le capitole. Cet événement
était abandonné et repris plusieurs fois avant de se faire rétablir
définitivement par Mamie Eisenhower.
Avec
notre tendance en Louisiane de ne pas faire comme les autres, on peut aisément
croire que le « pâquage » n’est qu’une autre particularité de chez
nous. Il consiste d’un combat de deux adversaires, chacun muni d’un œuf dur
coloré. L’un tient son œuf au-dessus de l’autre et on cogne les pointes
ensemble. L’objectif est de briser la coquille de son concurrent. On le fait un
peu partout en Acadiana, mais les villes de Cottonport et de Marksville, au
sommet du triangle, organisent des concours le weekend de Pâques. Dans
plusieurs villes, notamment à la Ville Platte, on prend cette coutume très au
sérieux. Certains commencent à faire bouillir des œufs des semaines à l’avance
et s’entrainent comme des athlètes de haut niveau. Ce n’est pas du jamais vu
que certains essaient de tricher en mettant du vernis sur la coquille ou même
en utilisant des pierres en forme d’œuf!
Et
pourtant non, les batailles d’œufs ne sont pas particulières au sud de la
Louisiane. Elles remontent à la nuit des temps et ne sont pas uniquement
associées au christianisme. Le séder de Pessa’h peut avoir la distribution
d’œufs durs qui vont finir en armement succédané à la fin du repas. Dans la
ville d’Assam en Inde, elles s’appellent Koni-juj.
Elles se pratiquent également à travers l’Europe. En Grèce, c’est tsougrisma et aux Pays-Bas, les enfants
se battent dans un jeu de eiertikken. Dans
les trois cas, on peut traduire les noms plus ou moins par « taper des
œufs ». En français louisianais, l’origine de l’expression « pâquer
des œufs » est plus difficile à cerner. On peut croire qu’avec son
association pascale, on a simplement converti le nom de la fête religieuse en
verbe. Ce n’est pas impossible, mais je crois que l’explication la plus
plausible est qu’il vient du son que font les œufs quand ils se cognent. Pour
les plus compétitifs, c’est le son de la victoire quand ça fait craquer
l’autre. La pression de gagner est énorme; c’est presqu’une question de vie ou
de mort, ce qui est quand même dans l’esprit de la célébration de la
Résurrection.
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