Cent
ans, cent lignes
Il
y a cent ans, le surintendant d’éducation de la Louisiane était T. H Harris, un
poste qu’il a occupé pendant 32 ans, de 1908 à 1940. Ce nom est surtout connu
en Acadiana comme celui du campus de l’école technique aux Opélousas ou, avant
la création de TOPS, la bourse universitaire éponyme. M. Harris était
originaire de la paroisse Claiborne dans l’extrême nord de l’état à la
frontière des Arkansas. Dans sa longue carrière d’éducateur il a rempli
plusieurs postes un peu partout en Louisiane. Il a étudié aux Natchitoches à
l’École Normale, aujourd’hui l’Université du Nord-ouest de l’État, et enseigné
à Winnsboro, au Lac Charles, aux Opélousas et au Bâton-Rouge. Pendant son
mandat, plusieurs programmes pour l’amélioration de l’éducation ont été mis en
place : la titularisation des enseignants, les standards de certification
et la retraite des employés. Il a aussi créé les écoles techniques et un
système de financement partagé entre les paroisses et l’état. Les politiciens
louisianais continuent à fignoler ces bases de l’éducation actuelle qui ont été
formulées à cette époque. Mais un acte qui est passé en 1916 sous Harris et qui
n’est pas forcément associé avec lui a eu des conséquences néfastes qu’on
essaie de rectifier depuis presque cinquante ans.
Harris
a promulgué un ordre en 1915 qui décrétait que la langue anglaise serait la
seule permise dans les écoles louisianaises. L’année suivante, la loi sur l’assiduité
obligatoire forçait les familles partout dans l’état de scolariser leurs
enfants sous peine d’amende, voire de prison. Comme grand nombre d’eux vivaient
dans une pauvreté extrême, n’ayant donc pas les moyens de payer les sanctions,
ils n’avaient pas d’autre choix que de mettre leurs enfants sur le chemin de l’école
pour la première fois de leur vie. Des milliers d’enfants louisianais se sont
trouvés dans une salle de classe où ils ne comprenaient rien à ce que la
maîtresse, souvent francophone elle-même, disait en anglais, au lieu d’être
dans les clos de coton ou sur les bateaux de pêche où ils servaient de
main-d’œuvre utile à leurs parents. On peut difficilement argumenter de nos
jours que les petits étaient mieux à l’ouvrage qu’à l’apprentissage de
l’alphabet, mais on peut affirmer que la transition aurait pu se passer de
façon moins brute. La loi sur l’assiduité obligatoire a également autorisé la
punition corporelle contre les enfants. Les témoignages d’enfants forcés à
s’agenouiller sur du riz ou du maïs ont été largement documentés, ainsi que
d’autres humiliations, comme le fait de se souiller parce qu’on ne savait pas
demander la permission d’aller aux toilettes en anglais. La plus répandue et la
plus connue était sans doute l’écriture cent fois de ce que le poète Jean
Arceneaux appelait « ces sacrées lignes » : « I will not
speak French on the school ground. »
Cette
punition était d’autant plus pernicieuse quand on considère qu’à l’époque, les
élèves devaient fournir leur propre papier. Beaucoup d’enfants récupéraient le
papier blanc qui enveloppait le pain car leurs parents n’avaient pas les moyens
d’en acheter. Ça faisait qu’après les cent lignes, ils n’avaient pas de papier
pour faire les leçons. Une double punition, une fois pour la pauvreté et une
deuxième pour parler français.
Le
surintendant Harris s’est escrimé pour l’avancement de l’éducation selon les
normes de son temps; on ne peut douter de sa sincérité. L’Amérique au début du
siècle précédant subissait d’énormes changements et par l’industrialisation de
l’économie et par la diversification de sa population. À plusieurs reprises dans
de nombreux discours publics et de correspondance personnelle, Teddy Roosevelt
répétait l’idée que l’Amérique n’avait de la place que pour une seule langue,
la langue anglaise, et que le creuset devait produire des citoyens américains
loyaux et non pas « des pensionnaires polyglottes de passage ». C’est
avec cet état d’esprit que notre pays est rentré de pleins pieds dans le XXe
siècle.
De
nos jours, la question de l’immigration et de l’assimilation est toujours
d’actualité et soulève bien des passions. Toutefois, depuis une centaine d’années,
notre expérience en Louisiane montre clairement que notre pays est assez fort pour
supporter une grande variété de gens qui font partie intégrante de la nation
américaine et qui donnent lagniappe à tout le monde.
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